Francia nyelv | Középiskola » Remenyik Zsigmond - Aguida, mon amour

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Év, oldalszám:2011, 135 oldal

Nyelv:magyar

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Feltöltve:2011. november 12.

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ZSIGMOND REMENYIK AGUIDA, MON AMOUR epl editio plurilingua A könyv megjelenését támogatta: EXEMPLUM ALAPÍTVÁNY MAGYAR KULTURÁLIS SZÖVETSÉG LE KÉPI BLANC LA MAISON DES VINS HONGROIS Yo nací con tentaciones terribles tengo dentro de mi la tristeza de los aventureros y la alegría de los inocentes para la vida tienen derecho únicamente los valientes las tierras que yo recorrí ya me saludan y salgo hacía los puertos y metropolis futuros Zsigmond Remenyik: Cuartel No. III Le souvenir d’Agrella L’étude suivante (par sympathie envers le lecteur l’auteur juge nécessaire de le mentionner) a été écrite en guise de nécrologue. C’est arrivé il y a des années, exactement dans la dernière année du premier quart du siècle. A cette époque l’auteur passait ses journées à V., port mouvementé de l’Océan Pacifique. Il vivait de travaux occasionnels, nettoyage de poissons, épluchage de pommes de terre, aidant à des constructions, s’abritant la

nuit dans l’atelier d’un tailleur de gendarmerie. Je ne mentionne cette circonstance qu’à titre d’information, comme je devrais mentionner le vent qui amène la poussière dans le port du côté des Andes, comme le criaillement de la musique annonçant l’arrivée des bateaux, l’odeur de poisson qui donne la nausée, l’odeur de pétrole, les hommes en loques et pieds nus traînant au bord de la mer. L’atelier du tailleur de gendarmerie était situé sur une colline, en face de la douane. Un soir, contrairement à son habitude, le tailleur arriva tard L’écrivain était assis patiemment sur le seuil et écoutait l’aboiement des chiens. Son hôte arriva en compagnie d’une fille maigre aux jambes tordues, et il parlait sans arrêt, sans que la fille daigne lui répondre. – Vous feriez mieux – dit-il ennuyé lorsqu’il aperçut l’écrivain qui s’était levé et ôtait son bonnet usé – vous feriez mieux de chercher pour cette nuit un abri ailleurs.

C’était une déclaration claire, honnête, il aurait été vain d’en discuter. 6 – Il n’a jamais été question que vous viviez à deux dans l’atelier, dit la fille aux jambes tordues en allongeant ses lèvres. – Oui, il n’en a pas été question – répondit de mauvaise grâce le tailleur – c’est moi seul qui habite cet atelier et je donne gîte à cet homme. – Alors c’est inutile de le renvoyer, dit encore la fille en posant son chapeau sur le lit. Le tailleur alluma une lampe, et gratta son nez épais. – Que je renvoie quelqu’un ou non, c’est mon affaire, répondit-il et il alla jusqu’à la porte à pas incertains, pour renvoyer l’écrivain. Jetant un coup d’œil dehors il vit que celui-ci s’éloignait déjà. – Il est parti – dit-il, la conscience tranquille, et il commença à délacer ses chaussures. – C’est déjà la deuxième semaine qu’il m’importune – ajouta-t-il. Il me berce avec toutes sortes d’histoires et salit

mon matelas Demain il sera de nouveau là, je parie ma tête. Qu’un homme comme il faut ait si peu d’amour-propre! – soupira douloureusement le tailleur de gendarmerie en s’étendant avec un baillement dégoûté sur le matelas posé à terre. C’est comme ça que l’écrivain, après avoir rôdé une heure et demie, entra dans une crèmerie où jadis il avait travaillé. Dans la boutique on était en train de nettoyer, on récurait la vaisselle et écaillait le poisson. La propriétaire était debout au milieu, les mains sur les hanches, devant une table derrière laquelle un jeune homme maigre de taille moyenne était assis, le chapeau sur la tête. Les mains du jeune homme étaient sales, son visage pas rasé, et il mangeait en silence. L’écrivain, comme d’habitude, demanda à 7 la propriétaire s’il pouvait éplucher des pommes de terre ou nettoyer les poissons. – Non, pas ce soir – dit-elle catégoriquement en le contemplant avec bienveillance. –

Mais assied-toi – dit-elle en montrant la chaise à côté du jeune homme en loques – tu peux prendre un café. En outre tu peux écouter Agrella qui vient d’arriver en bateau et se plaint d’être souffrant. Au lieu de manger et de décamper, il parle de toutes sortes de choses insensées. Le jeune homme déguenillé n’ouvrit guère la bouche de toute la soirée, il se taisait, et, un sourire paisible sur les lèvres, il supportait les agaceries grossières des servantes de la crémerie. Le travail des servantes terminé, la propriétaire pria le jeune homme et l’écrivain de partir, car elle voulait se reposer. Sans être froissés et le coeur reconnaissant, ils quittèrent la baraque délabrée. C’est cette nuit que l’écrivain connut définitivement la solidarité irraisonnable des pauvres et des malades. Renvoyé de l’atelier familier du tailleur de gendarmerie, il avait décidé de se retirer sous une porte cochère parmi les chiens rôdants et autres

vagabonds, lorsque le jeune homme en loques déclara comme chose allant de soi, qu’il pouvait dormir chez lui. Cette expression “chez lui” est peut-être exagérée car – comme il ressortit plus tard – Agrella non plus n’avait pas de chez lui. Depuis son arrivée il s’était réfugié dans un magasin abandonné: souffrant, entouré de la raillerie générale, dans un piteux état physique et moral Partageant le magasin de cuir délaissé, il invita l’écrivain à s’étendre tranquillement sur le plancher pourri et à se cou- 8 vrir de pièces de sacs. Lui-même, il se coucha sur une banquette basse, replia maladroitement ses jambes, et s’endormit paisiblement. Oui, il n’était point douteux qu’Agrella était malade. Il toussa toute la nuit et le matin se réveilla trempé de sueur et les yeux gonflés. – Il y a à peine une semaine que je suis revenu ici – dit-il, d’un sourire languissant. – Mes amis ne savent encore rien de mon arrivée. Son

chapeau troué sur le bout de la tête, il était debout devant la porte de la tannerie et regardait s’il ne venait pas un gardien, l’ennemi de ceux qui se réfugient dans les magasins abandonnés. Au lieu du garde, un jeune homme à grande tête et au regard trouble s’approcha des magasins. En apercevant Agrella il sourit amicalement Ce jeune homme portait aussi des vêtements usés, et des chaussures raccommodées. – J’ai entendu dire que tu étais rentré, Agrella – dit-il sans tendre la main et il lui donna un cornet. Agrella l’ouvrit, s’assit sur le seuil avec un sourire reconnaissant et il se mit à en manger le contenu. Maintenant, à la clarté du jour, l’écrivain contemplait mieux cet Agrella assis sur le seuil et qui mangeait tout heureux. Son extérieur n’était certes pas soigné, ses chaussures étaient trouées et son orteil en sortait. Il portait un grand manteau qui ne lui allait absolument pas, une chemise apache au col retroussé et sur la

tête un chapeau gris troué. Les poches du manteau étaient bourrées de papiers, de blocs, de pages qui en sortaient, comme des oreilles d’âne. Ses poches intérieures étaient également pleines de papiers. 9 Bien que souffrant, il souriait sans cesse avec ses dents blanches qui contrastaient avec sa peau basanée. – Je suis malade – dit Agrella, et il fourra le cornet d’aliments dans sa poche, parmi ses paperasses. – Je ne resterai pas longtemps ici Je vais à Santiago – dit-il. – Je chercherai mon père que je n’ai pas vu depuis 15 ans. D’ailleurs – ajouta-t-il – il est inutile de faire grand cas de mon retour Vous savez tous très bien que je n’aime pas les cérémonies. Je suis ennemi de tout culte personnel Et en ce qui concerne le respect de l’autorité – dit-il encore – j’ai aussi mon opinion qui n’est pas très avantageuse. Le jeune homme à la grande tête, nommé Brumario, peintre et dessinateur de profession, l’écoutait

attentivement. Il raclait tout le temps sa gorge sans lever le regard. – Beaucoup savent que tu es arrivé – dit-il enfin, prononçant les mots avec effort. – Oui, répondit Agrella – ma vie est comme ça. Pendant mon absence il m’est arrivé beaucoup de choses, j’ai songé et j’ai écrit En tout cas, je suis três fatigué et pour le moment je n’ai pas de projets. L’écrivain passa la matinée en compagnie d’Agrella dans une boulangerie où ils aidèrent tous les deux en échange d’un peu de nourriture. Les garçons boulangers traitaient Agrella avec respect, seul le propriétaire semblait dégoûté et faisait des observations moqueuses à son sujet. Cette situation se répéta partout où Agrella parut, les propriétaires faisaient la moue, les domestiques, les employés, en un mot les subordonnés 10 l’accueillaient par contre avec une simple cordialité, qu’ils le connaissent ou non, qu’ils en aient entendu parler ou non. Ils s’informaient de

ses voyages et l’aidaient matériellement selon leurs possibilités. Ces jours-ci l’écrivain eut beaucoup à avaler, surtout de la part du tailleur de gendarmerie, qui l’accueillait d’un regard morne lorsqu’il retournait le soir à l’atelier, et lui fermait la porte au nez. – Après tout ça ne songez plus à vous abriter chez moi, disait-il. – J’entends que vous avez adressé la parole à Agrella, vous avez rôdé avec lui toute la matinée. Il vous a compromis, ce qui est plus que méprisable. Il n’y a que les vagabonds qui font amitié avec des vagabonds. Et Agrella est un vagabond et encore pire. Ses amis sont aussi des rôdeurs, des équarisseurs, des nettoyeurs de poissons, des anarchistes demi fous, en un mot l’ordure de l’humanité et un tailleur de la gendarmerie ne peut rien avoir à faire avec ces gens. Après le tailleur, Rogier, le marchand de fruits, Planta, agent comptable de l’hôtel de ville et d’autres portèrent le même jugement sur

Agrella, et comme résultat ils ne furent pas mécontents de pouvoir couper leur soutien à l’écrivain. Droget, marchand de musique, Julio Walton, poète, et Smirnov, militant, par contre, se nouèrent d’amitié avec lui, de même que Maria Lefèbre, l’actrice de province. A part ce cercle restreint d’amis, il y avait encore des débardeurs, des employés de la tannerie, des nettoyeurs de poissons, des domestiques de crémeries, des navigateurs de passage, des ouvriers du port et même un marchand de 11 viande, un certain Cortez, qui éprouvaient de l’amitié pour Agrella. Et cette atmosphère gagna l’écrivain lui-même qui commença à voir qu’il était entré en contact avec une légende en train de se former. En passant ses jours dans l’entourage d’Agrella, il devint ainsi involontairement témoin de la vie et de la vision du monde de cet homme. Pendant ces quelques jours qu’il passa dans sa compagnie, jusqu’à ce qu’on les chasse tous les deux du

magasin abandonné où ils s’étaient retirés pour la nuit, il consacra tout son temps à connaître ce petit bonhomme en loques à l’air insignifiant. Cette entreprise ne lui attira pas la gloire Renvoyés par le garde du magasin abandonné, ils passèrent leurs nuits entre les caisses du port, sous les portes cochères, et à la fin, lorsque Agrella sembla à bout de forces, entre les fours de la boulangerie, grâce aux garçons boulangers. Cette forme de vie ne désolait pas Agrella, elle le fatiguait tout au plus. Les actualités, dit-il une fois avec une moue souriante, ont au moins autant d’importance, de sens et de valeur que les questions éternelles qui occupent l’humanité depuis des milliers d’années. Émettre des critiques, – continua-t-il – sans la prise en considération des actualités est au moins aussi stérile et insensé que d’aller à la pêche avec un filet à trous dans l’espoir d’attraper tout de suite une baleine. Certains nigauds

imposant aux hommes leurs erreurs, leur stupidité malveillante ou leurs convictions menteuses, croient avoir réussi à freiner la nature humaine et à arrêter le temps. A quoi bon maîtriser et changer la nature humaine? A quoi bon la maîtriser par des règlements, des lois, des enseignements menteurs et 12 sans conviction? La nature humaine, qui au fond est bonne, même si elle n’est pas entièrement exempte d’infamie, ne peut pas être mise sous le joug. Ces gens cherchent les pis entre les cornes Ils n’ont jamais songé à changer les possibilités fondamentales, c’est pourquoi le monde, depuis des milliers d’années, ne s’est formé qu’à l’extérieur. Quelle que soit la chose que nous regardions dans ce monde, c’est méchant, donc méprisable ou stupide, donc ridicule. L’écrivain se rappelle exactement qu’Agrella disait tout cela en nettoyant des poissons dans l’une des misérables baraques du port, servant de crémerie. A cette époque il

tenait à peine sur ses jambes, le manque de logis et de nourriture l’avaient entièrement épuisé. Il toussait et ses yeux brûlaient de fièvre. Si quelqu’un lui adressait la parole, c’est à peine s’il souriait en grinçant des dents. – Cette dernière année m’a éprouvé – dit-il, mais si je trouve mon père, c’est sûr que je surmonterai de nouveau cette maladie. On se moque en vain de moi, j’ai encore des amis qui me défendent. Et ma vision du monde, qu’ils connaissent, quoiqu’il m’arrive, ne périra pas avec moi. – Tu as beau t’étonner, dit-il encore après avoir nettoyé les poissons, que de nos jours la vie et les jugements d’un vagabond comme moi puissent avoir de l’influence sur la vie et les idées des hommes. De nos jours les vagabonds ont en effet l’air d’avoir peu d’autorité. C’est un siècle misérable malgré toute sa grandeur et sa technique. Misérable, malgré tout son élan, sa seule excuse est que l’on voit qu’il

veut autre chose. 13 Quelque chose d’autre de ce qu’il a eu jusqu’ici. Ce monde est pourri, tout le système spirituel et matériel est mauvais, il serait temps de jeter le tout au fumier. En définitive la terre n’est pas un fourre-tout, un brocantage plein de rats, d’objets vermoulus, de livres moisis, et de dogmes encore plus moisis, de misérables, d’infirmes et de mannequins d’étalage. Je médite beaucoup, je me donne du mal et la seule parole intelligible que je peux employer pour tout cela, et que je répète en moi-même, est que vous êtes des misérables, des mercenaires payés, les mercenaires du mensonge et de la stupidité, plus misérables et ignobles que des chiens. Sans doute Swift ou tout autre écrivain aurait pu dire tout cela beaucoup mieux, mais justement cette gaucherie et cette âpreté font ma force et me préservent de tout opportunisme. Ce soir-là, l’écrivain prit l’initiative de demander à Agrella de raconter d’un bout à

l’autre sa vie, de dévoiler ses secrets, l’évolution de ses idées et le développement de ses jugements. C’était un travail difficile et fatiguant. Rien n’était plus loin d’Agrella que l’épanchement, et comme il apparut plus tard, il n’avait rien de quoi se vanter. Il était si fatigué après le travail qu’à peine assis pour un peu de temps, le sommeil le gagnait Plus tard, en se réveillant, il regardait par la fenêtre de la baraque. La lune brillait haut audessus de la côte, et un vent léger ébouriffait les herbes. Ils étaient seuls dans la crémerie, tout le monde était déjà parti, seule la propriétaire récurait encore de ses grosses mains les casseroles. Alors Agrella, s’adressant à l’écrivain lui dit qu’il raconterait brièvement sa vie. 14 – Mais je dois établir un ordre de succession – ajouta-t-il avec indulgence, avec le souci gens inexpérimentés dans le récit. Un ordre que je dois suivre pour ne pas m’embrouiller dans

mon conte et pour ne pas sombrer dans le résultat de tout trouble, qui est l’absurdité. Il y a énormément de points que je suis contraint d’éclaircir, afin de me libérer de leur lien. Ce sont: la vie, les erreurs, les mensonges, la vie souffrante ou déchue, les mythes des grands hommes. L’amour, l’amitié, la haine et ses symboles. La juridiction, la notion et l’essence de la patrie. Le goût des aventures comme le sens intime et foncier de la vie. Et les autres: révolutions, guerres, aventuriers industriels et sociaux. Aventuriers intellectuels Le mariage, la solidarité de la société bourgeoise, sa rivalité et son trouble, tout sous le même bonnet. Ma propre vie, mes méditations, et en dernier ressort, quasi comme résultat, mon jugement sur moi-même et sur le monde qui m’entoure. Tout cela, il me semble, est une matière suffisante pour que tu m’écoutes et que tu ne t’ennuies pas pendant mon récit. Agrella commença ainsi: – Je suis né de

parents misérables et ignorants. Mon père était une sorte de domestique, il allait au marché, faisait manger les chiens, nettoyait les chaussures du marchand et du propriétaire de l’imprimerie chez lequel il servait contre salaire commun. Nous habitions dans une petite baraque de bois à roulettes. Il y avait un grand arbre dans la cour Cette maison était dans la ville, derrière il y avait des écuries et une grande niche de chien, parce que le propriétaire de la maison 15 possédait un chenil. Il y avait une grande quantité de chiens dans ces niches et un va et vient perpétuel. On en apportait de nouveaux et emportait les anciens C’était très bizarre, je peux l’affirmer. Les chiens vivaient bien, on les engraissait, pourtant le marchand était un homme fort grossier, il allait sans cesse avec une cravache, il avait une grande moustache et il était – pour ainsi dire – plus haut que la baraque où nous habitions. Il avait aussi une femme, celle-là aussi

était grande et grosse. Ils allaient souvent ensemble en se donnant le bras, conduisant en laisse des chiens, et dans la rue tout le monde les évitait. Cet homme périt dans de terribles douleurs, il hurlait et criait comme un écorché vif, il avait le cancer de l’estomac et l’artériosclérose. Dans le fond, derrière les niches, il y avait l’étable avec deux vaches, une bonne odeur, l’odeur d’étable que j’aime toujours. C’était mon père qui trayait ces deux vaches, d’ailleurs mon père faisait tout, tous les travaux de la maison et de ses deux habitants. Ma mère était presque toujours à l’hôpital, elle était maigre et très étourdie, la pauvre, ne te méprends pas sur le sens du mot, elle était tellement peureuse qu’elle cassait beaucoup de choses même à l’hôpital, des assiettes, des verres, souvent elle tombait mais elle ne pleurait jamais, secouait seulement la tête. C’est dans cet entourage que j’ai passé quelques années, pour la

plupart dans l’étable, parmi les vaches qui meuglaient et me regardaient quand on entrait. C’était une ambiance tout à fait à la Hamsun ou à la Gorki, mon ami, bien que je n’aime pas mentioner des exemples littéraires dans mes récits, car ils n’ont rien de commun avec la vie et au 16 lieu d’éclaircir ils effacent les contours des choses. Avant de commencer mes jugements, je raconte ma vie, naturellement en raccourci, ne mentionnant que les événements importants, afin d’éclaircir ainsi mon caractère et ma nature, c’est-à-dire le développement de mes pensées. A cette époque, une servante forte venait dans la cour. Elle dormait dans l’étable Moi aussi, je devais déjà travailler, je faisais manger les chiens, je leur mélangeais les eaux grasses et je changeais le foin des vaches, tout à fait à la paysanne. Je n’allais naturellement pas à l’école, tout le monde ignorait mon existence et même si on me connaissait, je n’étais important

pour personne. Plus tarde je suis allé dans une imprimerie, j’ai nettoyé les machines, j’ai apporté le déjeuner pour le propriétaire. La grande servante avait un amant qui travaillait dans le port et quand on était assis dans l’étable entre les vaches, le soir, et que celles-ci nous regardaient doucement, en ruminant, l’amant de la servante me disait: “Tu as l’air d’un brave garçon, c’est vrai que tu es dépenaillé et sale, mal soigné, mais peut-être c’est pour ça que tu es brave”. En effet j’étais dépenaillé, sale et mal soigné. Donc l’amant de la servante me dit: “Veux-tu lutter contre l’injustice, contre la méchanceté et sais-tu ce que ces mots signifient? Regarde toi, tes chaussures et tes vêtements déchirés. J’ai déjà parcouru beaucoup de pays, j’ai beaucoup lu et appris et j’ai aussi quelques amis avec qui nous nous rencontrons pour discuter de toutes ces choses. Veux-tu devenir un homme qui connaît tout cela, les

injustices et les infamies humaines, avec tous les désavantages de cette vie, un homme, qui connaît les moyens 17 de changer tout cela. Je suis misérable et ignorant, mais ma nature est exempte de tout mensonge et ignominie Donc si tu veux remédier à ton sort et à celui de tous tes semblables, apprends à lire et à écrire, noue amitié avec des gens dépenaillés, sales et mal soignés comme toi, qui dorment dans des étables et travaillent dans les ports, cause avec eux. Parmi eux tu en trouveras quelques-uns qui te recommanderont certains livres; si tu les lis, tout s’éclaircira devant toi”. C’est ainsi qu’il parlait, il me recommandait de fréquenter des gens dépenaillés, et sales, semblables à moi, qui dorment dans des étables et travaillent dans les ports. De là tu peux voir et t’imaginer le niveau et l’état rudimentaire dans lequel ce mouvement se trouvait il y a une vingtaine d’années. J’ai donc beaucoup appris, lui-même s’occupa de moi

pendant quelque temps, mais lorsque la servante quitta la maison il s’en alla lui aussi. J’ai étudié dans notre petite baraque à roues, dans l’étable, entre les vaches. Comme si les murs de cette étable misérable s’étaient élargis, je flottais au-dessus de champs infinis et avançais sur des prés infinis. Je m’endormais mon livre à la main et sursautais à l’aube au meuglement des vaches. Mon père continuait à traire, à nettoyer les chaussures, à aller au marché, à faire manger les chiens. Ma mère était morte et je vagabondais de tous côtés, m’absentant parfois pendant des semaines dans mes vêtements déchirés. Je dormais dans des forêts ou rôdais dans des villages, ce n’est que plus tard que je pris goût aux ports. Je méditais et songeais. Je lisais les livres dans un terrible désordre, des romans, des oeuvres scien- 18 tifiques, des écrits philosophiques et sociaux, au début naturellement sans aucune critique. Et puis des vers

dont je n’appréciais que les rimes harmonieuses. Je lisais, j’écoutais et je randonnais, c’est-à-dire je vagabondais sans cesse. C’est ainsi que quelques années passèrent avec des privations et des doutes en moi-même et en tout ce que je lisais dans les livres. Je lisais et détruisais sans pitié en moi le mensonge et l’ignominie. Je m’asseyais au bord des routes ou bien je m’arrêtais, en haillons, sur les boulevards illuminés, les mains dans les poches. Et tout d’un coup, au bord de la ville, je voyais clairement ce que c’était que la vérité. Avec cela je voyais aussi que la valeur des mensonges et leur force pouvait être anéantie d’un jour à l’autre si l’on y oppose la juste vérité. Je voyais et je jugeais Je jugeais et je m’embrouillais; j’étais seul, très seul. Je ne rentrais que rarement À ces moments, je me cachais dans l’étable pour que ni l’imprimeur ni le marchand de chiens ne me voient, je ne voulais rencontrer personne

que je connaisse depuis mon enfance. A cette époque je m’étais déjà presque entièrement débarrassé de tout mensonge conventionnel et de l’humilité du misérable serviteur, hors de portée de mon père, qui venait traire à l’aube et me trouvant dans l’étable criait des injures. Je m’en allais, les chiens aboyaient, car je leur étais déjà inconnu. J’allais dans les forêts et dans les faubourgs avec mes seize ans, des papiers déchirés dans mes poches, tout à fait troublé. J’étais complètement fauché, je fréquentais des tavernes et des bordels, je me réfugiais dans des greniers, j’y dormais jusqu’à ce que ma mi- 19 sère m’ait rendu si malade, que je me suis embauché comme serveur. Je connaissais déjà Kropotkin, Voltaire, Balzac, Tolsztoi, Spinoza, Haeckel et Darwin, je lisais Walt Whitman, les poètes révolutionnaires chinois et russes et Marinetti, qui à cette époque était en vogue comme le représentant artistique d’une

révolution non-exprimée. – Je suis donc devenu serveur dans une crémerie, je portais les ordures dans une corbeille et j’allais également avec un panier sur le dos chez le boulanger et aux halles. La journée passait dans le travail, c’est en vain que j’en avais horreur et que je sentais que j’allais être broyé. Je ne supportai pas longtemps la servitude. J’étais jeune et je me mis de nouveau à vagabonder, dans mes loques d’avant. Je commençais à griffonner moi-même, des vers et des petites remarques, mais surtout des vers, de très mauvais vers Je vivais de nouveau dans les faubourgs, cette fois dans un grand magasin avec un peintre qui avait un grand chevalet et peignait sur de la toile à sacs. Nous nous sommes abrités dans le magasin Plus tard, il en vint d’autres, des filles de la rue et des vagabonds, des ouvriers congédiés et des étrangers qui restèrent avec nous. Parfois nous nous étions réunis 10-12, il y avait des vieux entre nous, mais

ceux-là se sont couchés et ont dormi. Nous causions et moi je lisais des passages de mon livre, mais comme on ne pouvait pas allumer de lumière dans le magasin, je ne pouvais lire que lorsque la lune luisait. Nous étions assis en cercle, ils écoutaient quand je leur lisais des vers ou des romans, parfois quand j’ai pu éveiller leur curiosité, ils ont même bien 20 voulu écouter quelques critiques, articles théoriques, brochures et appels. Des passages du Contrat Social, du Gulliver de Swift et des récits de Voltaire, ce qui amusait beaucoup tout le monde. Alors une fille s’est couchée à côté de moi et jusqu’à ce qu’on ne nous ait a pas chassés du magasin, le peintre et moi, qui – on peut le dire – avions découvert cet abri – elle est restée près de moi. Lorsque nous nous sommes séparés elle s’est agenouillée devant moi et pleurait. Elle pleurait jusqu’à ce que je la relève et l’embrasse au front. Plus tard on m’a raconté qu’elle

était morte dans ce même magasin où tout cela s’était passé et où d’autres étaient retournés en beaucoup plus grand nombre par la suite. Naturellement, quand je me traînais dans la rue et que je voyais un défilé, je ne pouvais me retenir de tirer la langue ou de faire les cornes. Une fois j’ai même causé un scandale à un enterrement. On enterrait un employé de haut rang avec tout le cérémonial, mais je vous jure que je ne pouvais pas refréner mon fou-rire devant tous ces endeuillés gros et maigres avec des crêpes noirs à leur bras et à leur chapeau. Je commençais à devenir étourdi, mais malgré cela il y avait toujours une fille qui m’entretenait, me donnait des chaussettes et quelques centimes pour m’abriter dans certaines tavernes pendant la nuit, pendant qu’elle rôdait dans les rues. J’ai contracté quelques maladies honteuses, il faut le dire pour ma gloire. Alors de nouveau je me suis retiré dans un magasin, c’était le printemps,

j’allais me baigner dans la mer et rôdais toute la journée dans les forêts. Je traînais avec, sous le bras, quelques volumes et mes poches étaient remplies 21 de papiers gribouillés de bêtises. A cette époque un cirque est arrivé dans la ville, un tout petit cirque de troisième ordre, des baladins, un lion malade, deux zèbres et un ours. Ils jouaient sous une petite tente. Une nuit, la pauvre fille qui était ma maîtresse, se couchant à côté de moi me dit que dans le cirque le clown était malade et qu’on cherchait quelqu’un pour le remplacer jusqu’à ce qu’il guérisse. Je suis allé chez le forain du cirque, on s’est mis d’accord et on m’a fait balayer le cirque, car, comme ils disaient, c’était aussi la tâche du clown; le soir ils m’ont barbouillé et habillé et m’ont conduit dans une petite baraque où le clown malade était couché et ils lui ont demandé s’il était content de moi. Je devais faire toutes sortes de sottises avec

les zèbres. Naturellement, beaucoup de mes amis sûrent que c’était moi le clown, et ils ont failli renverser la petite tente misérable Après la représentation je dus de nouveau balayer et quand je voulus m’en aller et que je demandais mon argent ils me donnèrent le dixième de ce que nous avions fixé avec le forain. Naturellement j’ai crié et les gars et les lutteurs sont sortis de la baraque et m’ont jeté dehors dans la boue. Je suis rentré, la fille m’attendait dans la chambre, et quand elle a vu mon visage et mes vêtements pleins de boue, elle s’est mise à pleurer. Elle m’a donné à manger J’ai sorti de ma poche mes papiers déchirés et les ai réunis. J’écrivais, j’écrivais, ma bougie s’était éteinte, j’attendais que le soleil se lève et continuais à écrire jusqu’au matin. Alors j’ai ouvert la fenêtre, embrassé la fille et je lui ai dit: “Maintenant je m’en vais, ne me regrette pas, sois contente et pense 22 toujours

à moi. Cette vie est insupportable Je suis malade et j’ai été très humilié Il faut que quelque chose arrive, nous le savons tous. Enfin, je veux apprendre des langues, et cela m’est tout à fait égal de souffrir de la faim et rôder dans cette ville ou ailleurs, c’est toujours la même chose. Je ne reviendrai probablement jamais plus ici, mais je t’écrirai et te dirai comment marchent les choses. Ne cesse pas de penser et si c’est possible, vis honnêtement Tu peux devenir servante, moi aussi je l’étais et pourtant je suis resté moi-même. Ne crois pas à toutes les sottises que les démagogues racontent, le monde est toute autre chose que ce qu’ils voudraient nous faire croire. Essaie de travailler et détruis en toi-même les mensonges avec lesquels tu es née et ceux que la vie t’a fait adopter”. On s’est embrassé, et moi – quelques livres sous le bras, et les papiers déchirés dans la poche – je me suis mis en route. Je suis allé à pieds

jusqu’au port, le printemps était beau, le manque de logis ne me causait pas trop de soucis. J’ai dormi dans des fermes et des forêts, j’ai conquis l’amitié des bergers et j’ai bu du lait, c’est ainsi que j’ai vécu pendant des semaines, et quand j’y pense, c’est la période la plus gaie, la plus tranquille de ma vie. C’est comme ça que je suis arrivé dans la province V., dans le port de C. Là, j’ai longtemps vagabondé, j’ai aussi accepté du travail dans une imprimerie car j’avais déjà des connaissances en la matiére. J’y ai travaillé une semaine. Ils ont vite découvert qu’au lieu des livres commerciaux et autres imprimés dont j’avais la charge, en compagnie d’un 23 autre ouvrier, je m’occupais à imprimer mes propres notes et vers. Il est inutile de dire qu’on m’a renvoyé en me jetant à la tête les tirages. Je passais mon temps dans des petites tavernes et je dormais au bord de la mer sur des sacs. C’est ici que j’ai

rencontré un groupe de navigateurs ivres qui m’ont donné un bon uniforme, un chapeau et des chaussures et m’ont proposé d’aller avec eux à la pêche à la baleine à l’île St. Georges Il y avait parmi eux un petit homme barbu qui riait tout le temps et buvait beaucoup de bière. Celui-ci dit aux autres: “Laissez Agrella, ses buts sont tout autres que les nôtres. Agrella est un homme savant, un poète, et n’a rien à faire avec des baleines ou des crocodiles. Qu’il aille dans le monde où il veut, vagabonder et méditer pour voir et entendre, dans des grands ports parmi des gens raisonnables. Trouvons-lui plutôt un bateau qui l’emporte loin d’ici Qu’il aille à New-York ou à San Francisco, ou à Hambourg pour apprendre”. Nous avons fait une dernière fois la fête puis un bateau est venu, les pêcheurs de baleines m’ont accompagné et m’ont fait signe des mains encore longtemps. Ils m’ont donné quelques pièces de monnaie et je leur ai offert un

volume de Boccace pour qu’ils s’amusent. Sur le bateau on transportait des brebis en provenance de Patagonie, et à destination de Colon. Je suis devenu leur convoyeur, je les faisais manger et nettoyais leur litière. Toute ma vie j’ai eu horreur des spéculations intellectuelles. Je le méprisais, car ce genre de travail n’a rien à faire avec la création. J’ai toujours préféré nettoyer, faire manger les animaux ou porter des hottes et 24 balayer. J’ai lié amitié avec les bergers, nous causions le soir, c’étaient tous des célibataires, même les plus âgés. Ils chantaient beaucoup et aimaient bien leurs brebis dont ils connaissaient plusieurs et de celles-là ils s’en occupaient avec un soin spécial. Le capitaine était un gars haut à favoris, il fumait tout le temps sa pipe et parlait peu. Une fois il est venu près de moi et m’a dit: “Qu’est-ce que tu veux au juste? On dit que tu es révolutionnaire et que tu dis toutes sortes de bêtises

insensées. Cela ne me fait absolument rien, puisque tout le bateau est plein de vagabonds. Parmi mes hommes il y en a plusieurs qui ont un casier judiciaire chargé, ce sont tous des ivrognes, et je dois avouer, que j’aime boire moi aussi. Pourtant tes idées m’intéressent, donnemoi un de tes livres qui puisse me les faire connaître Je n’ai lu de toute ma vie que deux livres, dans l’un d’eux il s’agissait d’un comte filou qui a passé par toutes sortes d’aventures, c’était une histoire absurde, je ne me souviens même plus du titre. L’autre, Les Mystères de Paris, également une histoire stupide. J’aimerais lire une histoire vraie de la mer, une histoire de naufrages ou de pays étrangers. En existe-t-il? demanda-t-il – Je ne connais pas de tels livres – répondisje -, mais si les voyages vous intéressent et que vous voulez un peu connaître mes idées et mes opinions, j’ai un très bon livre que je peux vous prêter ou que je peux même vous

offrir. C’est comme ça que je lui ai donné Gulliver de Swift. Le capitaine s’est enfermé dans sa cabine et lut jusque dans la nuit. Quand tout le monde dormait déjà quelqu’un est venu et m’a réveillé. J’étais couché par terre sur un sac; c’était le capi- 25 taine. Nous étions en haute mer et il faisait clair de lune. J’ai vu comme son visage était changé, sa pipe éteinte pendait à ses lèvres. “Donne moi quelque chose qui me calme et qui puisse éclaircir toutes ces choses troubles et y mettre de l’ordre.” Je me suis levé et lui ai donné le Contrat Social de Rousseau. Au bout de deux mois nous avons accosté à New-York. J’ai pris congé de tout le monde, le capitaine m’a embrassé et m’a donné 10 dollars en souvenir. J’ai mis pied à terre et pendant quelque temps j’ai rôdé, puis je suis passé sous le chemin de fer surélevé, entre les magasins débouchant dans le tourbillon de Broadway. J’ai pris le métro, la nuit tombait.

Plus tard je suis ressorti et me suis promené sur les grandes avenues dans une foule telle qu’il était presque impossible d’avancer. On construisait des maisons le soir à la lueur des projecteurs dans un affreux vacarme et désordre Devant les cinémas, théâtres, restaurants des autos stationnaient en masse, des marchands de journaux criaient de tous côtés courant à une vitesse incroyable près de moi ou stationnant devant leur stand. Il y avait aussi de la musique filtrant doucement à travers ce terrible vacarme de machines et d’hommes. J’étais étourdi. Je courais en avant, les heures passaient à une vitesse effrénée, on pouvait presque voir comme les aiguilles des montres couraient. Rien ne se calmait De nouveau le métro. J’allais dans les banlieues, parmi marchands de crèpes, joueurs d’orgue, tavernes, petits cinémas, dans ce trouble standardisé. Dans le lointain des cheminées d’usine se dressaient avec des bâtiments éclairés à leur pied. De

26 grands magasins avec des camions. Dans les rues du vent et de la poussière. Le vent emportait les chiffons et bouts de papier, il y avait des ordures, de la saleté et de la misère. Des enfants et des émigrés. Des aventuriers, des gars prêts à tout, des femmes poussant des cris et quelques policiers baillant. Toute sorte de peuple pauvre, des chinois, des arabes, des nègres, des russes, des juifs. Assez, assez pour cette nuit Métro, de nouveau une grande clarté, trafic fou, la musique, tramways, chemin de fer surélevé et trains de marchandises en pleine ville. Maintenant je vais à pied. Tout d’un coup un grand calme, me voilà de nouveau à Broadway, parmi des maisons effrayantes, des bureaux et les magasins, de grandes entreprises, des banques de Wall Street. Des rues vides, tout autour des gratte-ciel de dimensions immenses, raidis, en masques mortuaires. Il y a aussi un petit cimetière entre les grandes maisons avec d’anciennes pierres. Là, New York se

repose. Puis vint l’automne. Je me suis retiré dans une petite pension dans le quartier latin faisant la connaissance de toutes sortes de vagabonds. Entre-temps j’ai beaucoup vadrouillé dans la Cité, apprenant et contemplant. Je me suis habitué à ce trouble barbare, je m’y suis accoutumé et je l’ai aimé. Je ne veux point m’étendre sur la description de New York, cela va sans dire que tu le connais. Bientôt je me suis trouvé dans un petit cercle composé de quelques Russes, Français et Italiens, tous des révolutionnaires, surtout les slaves. Ils exerçaient une critique aiguë des Américains, ils étaient anarchistes, pas des pures, mais des confus. J’ai beaucoup marché à Central 27 Park et au Zoo, j’ai fait des notes de mes pensées dans le but de les classer et de les clarifier. Maintenant je vois que cela était absolument inutile, car cette destruction m’a coûté énormément de temps et de fatigue. J’avais presque perdu l’idée directive

avec laquelle je voulais démarrer et que j’avais l’intention de suivre. Nous avions d’interminables discussions, des discussions fécondes dans mon misérable logis où brûlaient des réverbères à gaz, propriété d’une vieille acariciâtre. Contre le bâtiment il y avait un garage, là je fis la connaissance de chauffeurs et je pus jeter un regard dans leur vie embrouillée et aventureuse. Alors un Russe qui logeait dans une cave à légumes m’a parlé de G., de sa vie à Vienne et à Berlin et m’a même donné son adresse dans un café pour que je puisse lui écrire si j’en avais envie. Je rôdais souvent autour du palais Rockefeller et les châteaux de la famille Morgan, pendant ce temps mon argent diminuait de jour en jour. A la fin d’une semaine, m’approchant la nuit de mon logis, j’aperçus la propriétaire assise dans le vestibule. Elle m’attendait Au bruit de la porte elle se réveilla et me dit: “Si vous n’avez pas d’argent pour payer la

chambre, demain matin je serai obligée de vous en priver. J’ai eu déjà une perte considérable, mes chambres sont devenues pouilleuses, probablement vos invités les ont infectées, des individus que je ne tolérerais jamais pour ma part dans mon logement. D’ailleurs, je n’aime pas les étrangers, les russes, les américains du sud, les arabes, les juifs; ce ne sont pas des gens sérieux, ils sont sales et inconsistants. C’est ce que je voulais vous dire”. Je ne me suis 28 même pas couché, je me suis assis et j’ai réfléchi. Il faut avouer que cela ne m’a absolument pas surpris et que je n’étais pas effrayé. J’ai déjà passé des mois sans logis dans des forêts me nourrissant de racines et de fruits. Dehors, il y avait des coups de klaxon, et le vent sifflait dans la longue rue. Je suis donc devenu un sans-logis, mais cette fois pas dans les forêts entre les fermes, mais dans une ville étrangère et indifférente avec ma maladie naissante, mes

désirs et mes aspirations affaiblis. Le vent sifflait le long des rues et il y avait un bruit affreux. Les nègres tournoyaient autour de moi, des marchands bruyants, des agents pressés, des crieurs de journaux et des contrebandiers, comme le carrousel de ConeyIsland. Le vent sifflait affreusement, j’avais devant moi l’hiver de New York avec toutes ses horreur Je toussais et pour quelque temps j’ai logé avec trois compatriotes qui travaillaient à quelque construction comme manoeuvres. Ils faisaient déjà mauvaise mine quand je suis allé chez eux. Ils se levaient de bonne heure à l’aube, rentraient vers le soir sales et fatigués, alors ils se lavaient et allaient dîner puis entraient dans un cinéma. Ils m’ont donné une paillasse sous un lit où je pouvais me coucher, car la chambre était si petite qu’en plus des deux autres lits il ne restait plus de place. Mais j’ai vu que je les incommodais et qu’ils me méprisaient Je leur dis donc: “Merci de m’avoir

supporté jusqu’ici. Maintenant je m’en vais, je cherche une autre place pour y passer l’hiver”. Ils me proposèrent d’aller avec eux et de porter les tuiles, mais la tête me tournait, je toussais et je 29 commençais à me sentir très mal. “Je m’en vais plutôt – dis-je – je tâcherai d’être admis dans une crémerie pour laver la vaisselle ou dans une imprimerie où il fait chaud, je sens que je suis malade.” Je pris congé d’eux et je suis parti J’ai tourné de tous les côtés jusqu’au soir sans rien trouver. La nuit je suis retourné devant leur logis et j’ai attendu, mais je n’osais pas entrer et leur demander de me donner abri pour une nuit encore. Il faisait du vent et il pleuvait très fort, mes chaussures étaient trempées. Je me réfugiais sous des portes, j’avais faim, je posais mes livres pour m’asseoir dessus. Le lendemain il faisait un peu de soleil, je continuais à déambuler, m’asseyant sur des bancs, j’étais

fatigué et faible. Le soir approchant de nouveau, je me traînais autour des cinémas, j’avais le vertige et des frissons. Il commençait de nouveau à pleuvoir, du verglas, du brouillard enveloppait New York. On criait, des camions rasaient de tous côtés les trottoirs, des chemins de fer passaient au-dessus de moi sur de hauts ponts. Je reçus un peu de soupe chaude à une cuisine gratuite. Je passais la nuit dans un parc, sur l’herbe, sous des buissons désséchés, dans la pluie. Mes livres étaient réduits en bouillie, mes vêtements étaient trempés et collaient sur mon corps par ce froid de l’aube. Le lendemain j’ai reçu de nouveau à manger, je courais déjà sans but tout essoufflé comme celui qui sent sa perte, dans une course folle et opiniâtre. La nuit tombait, les lampes luisaient tout autour, c’était le jour des morts, si je me souviens bien. J’ai couru jusqu’au cimetière, tout le monde portait des couronnes. J’avais la fièvre, une forte

fièvre. Je suis arrivé devant mon ancien 30 logis, j’ai frappé à la porte mais personne n’était à la maison. C’était déjà tard dans la nuit Je suis parvenu jusqu’à la cave de légumes où habitait mon ami. J’ai dégringolé les escaliers et j’ai frappé chez lui Il a ouvert la porte, je suis tombé et je ne me souviens plus du reste. Je ne voudrais pas trop m’arrêter à la description de mes souffrances dans le terrible hiver de New York. Pendant quelques semaines je suis resté dans la cave aux légumes et à la cuisine gratuite où on m’a donné à manger. Je portais des chiffons, mes pieds étaient enroulés dans des écharpes et j’en avais une sur le dos. Je devais être une silhouette familière de cette banlieue immense. J’allais me réchauffer aux réunions de l’armée du Salut, c’est là que je dormais et je ne me réveillais que lorsqu’on apportait du thé après le dernier chant. Je n’avais jamais un seul centime, pas un seul. Ma

barbe avait poussé, ma chemise et mon linge étaient en loques et puaient de manière insupportable. La neige est tombée et a gelé. Je suis allé balayer la neige Pendant quelques jours j’y suis allé, mais je n’en pouvais plus C’est alors que j’ai entendu dire que Marinetti était à New York. Je méditais longtemps dans ma terrible misère avant de me décider à aller le trouver. Mes pieds entortillés de fichus, une grande écharpe usée sur le dos, je me suis présenté à l’élégant hôtel mais on a refusé de me laisser entrer. J’ai attendu pendant des heures et quand Marinetti est sorti je lui ai adressé la parole et nous sommes entrés dans une caféterie. Mon sort l’a extrêmement touché, il m’a payé un café, du rôti froid avec des 31 œufs et m’a donné quelques dollars en me disant de lui rendre visite. Il m’a donné une carte à l’aide de laquelle je pouvais aller même à son logement. Là, je me suis réchauffé Il m’a emmené

chez un médecin qui m’a prescrit une certaine cure. Marinetti a beaucoup parlé, il m’a fait cadeau de quelques-uns de ses livres et avant de partir m’a dit: “Je suis persuadé que vous êtes, Agrella, l’homme que jouera encore un rôle important dans les arts et dans les luttes de la transformation sociale qui sont à prévoir. Je suis content d’avoir pu vous aider, souvenez-vous toujours que nous sommes nombreux à attendre le moment où nous pourrons être utiles. Vivez heureux et ayez toujours un bon souvenir de moi”. Il m’embrassa et me donna 100 dollars après avoir payé d’avance ma chambre et mes repas dans une petite pension. Maintenant je pouvais tranquillement commencer la correspondance avec Apollinaire et je pouvais écrire à G. que j’honorais beaucoup sans le connaître Mis à part cet épisode, je vécus pendant de longs mois dans la misère, malade, sans amitié et sans amour tant que dura l’hiver. Entre-temps je reçus une lettre

d’Apollinaire et du sans cesse inquiet G., des lettres chaleureuses et très humaines, auxquelles j’ai répondu. J’observais cette immense ville, j’ai connu sa vie, sa misère, son éclat, tout ses mensonges et sa sincérité rare mais d’autant plus douloureuse. C’est dans ces circonstances étonnantes que j’ai fait la connaissance d’une pauvre femme un peu plus âgée que moi. Elle luttait et gagnait sa vie avec un dur travail. Elle était blanchisseuse et 32 allait ramasser le linge avec une grande hotte. Rendez-vous compte, un amour, ici, dans cette immense ville, entre des pierres et des machines, l’amour d’un vagabond et d’une pauvre blanchisseuse effrayée et ébouriffée, entre des bâtiments immenses, des gratte-ciel et des terrains vagues, dans ce terrible tourbillon où l’air pur des Andes n’arrive jamais. Est-ce que je peux décrire tout ce trouble par des mots aussi décousus? Mes buts, ma misère, mes luttes, tout! Je suis tout à fait

étourdi lorsque j’arrive à ce point audelà duquel il n’y a plus qu’une misérable vie avec toutes ses tragédies, révolutions, cette sale cafétérie ici au bord de la mer et après tout avec cette pauvre femme avec ses hottes, sa tête mal coiffée, ses sapines, le linge sale, misérable, misérable vie à laquelle rien ne peut plus remédier! C’était déjà la fin de l’hiver. J’allais souvent au port et je sentais que j’allais bientôt recommencer mes vagabondages. Mon argent était épuisé, je me réfugiais donc ça et là, je rôdais entre des usines et des magasins le matin et une fois j’ai observé qu’une grande foule suivait un tombereau de boueux. Je m’y suis joint et nous avons abouti à une grande prairie, au-delà de la ville, sur laquelle s’étendait la décharge. Il y avait ici des centaines de personnes couvertes de haillons et enfouis dans l’ordure, y fourrageant avec de petits bâtons courbés, des sacs sur l’épaule dans lesquels ils

mettaient ce qu’ils trouvaient. J’ai fait comme eux et comme je n’avais pas de bâton, j’ai fouillé avec la main dans les ordures pour trouver quelque chose que je puisse vendre ou qui puisse me servir. J’ai trouvé quelques 33 vêtements en assez bon état et des chaussures qui étaient beaucoup mieux que les miennes. Un rasoir mécanique, des peignes, beaucoup de revues et des livres d’où il manquait des pages, mais je me suis terriblement sali et l’odeur caractéristique de l’ordure s’est imprégnée à mes vêtements qui devinrent insupportables. La saleté est restée collée même sur ma barbe. J’étais fatigué mais content d’avoir trouvé quelques vêtements et des chaussures. Mais pourtant, ce qui m’a fait le plus de plaisir c’étaient les livres, parmi lesquels il y avait La vie de Jésus de Renan en anglais et en assez bon état. Comme j’allais vers la ville, je m’assis près d’une grande usine pour me reposer. Les ouvriers

sortaient Alors au bout de la route apparut une femme, traînant une charrette pleine de paniers et de petits sacs blancs; elle était surchargée, fatiguée et s’approchait de moi. Parfois elle s’arrêtait, essuyait son front et lissait ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux. Je me suis levé et restais debout devant elle sur la route. Elle eut peur et m’évita. “N’ayez pas peur – lui dis-je, je suis seulement venu pour vous aider, je n’ai rien de spécial à faire et comme je vois vous êtes toute épuisée ” J’ai mis mes affaires sur la charrette et me suis mis à la pousser. Alors la femme s’arrêta et dit en me regardant: “J’habite loin et je dois encore ramasser beaucoup de linge, parce que je travaille la nuit. Je suis blanchisseuse, mon nom est Anne Ralston. Si vous m’aidez quand même je vous donnerai quelque chose à manger, bien que je sois pauvre moi aussi. J’habite dans un hangar, je laverai aussi vos vêtements. J’ai une locataire,

une employée qui n’est guère souvent 34 à la maison et pour qui je lave aussi”. Elle souriait et mit la charrette en branle Nous nous sommes mis en route et petit à petit le chariot se remplit de linge sale. C’était le soir quand nous nous sommes arrêtés près d’une grande palissade devant un immense hangar. – Mon nom est Agrella – lui dis-je alors en essuyant mon front plein de sueur. Je suis dans un état misérable, en loques et sale mais ne croyez pas avoir rencontré un vagabond. Je suis rôdeur, il est vrai, mais c’est un vagabondage d’un autre genre. Il y a bientôt un an que je suis à New York, j’y ai passé mon temps bien ou mal et bientôt je me remettrai en route. Où irai-je? Je ne le sais pas moi-même. J’habite dans des caves et des greniers et aujourd’hui j’ai même fouillé sur le tas d’ordures pour trouver quelques déchets que je pourrai vendre. Si j’avais une vache je la ferais paître, je la trairais, mais ici il n’y

a même pas de prés. Je connais bien le manque de sens de beaucoup de choses et je voudrais vous les faire connaître également Mais maintenant il est tard, je vais chercher un abri quelque part. La blanchisseuse me regardait toute étonnée, elle ouvrit une immense porte et alluma l’électricité. Dans le hangar il y avait l’eau courante. De grandes sapines s’alignaient et sur des cordes du linge séchait, dans un grand chaudron l’eau bouillait. Dans le coin il y avait un lit avec une armoire, un lavabo, isolé par une couverture pendu à des cordes. Elle était confuse, faisait ceci et cela, allait, venait Ressortant du hangar, elle ouvrit une petite porte et alluma. Entretemps j’avais ôté mes affaires du chariot. Au loin des chiens aboyaient et les fenêtres des maisons lui- 35 saient de tous côtés dans la nuit étoilée. “Voici une petite resserre” dit-elle. “Ici vous pouvez dormir jusqu’à ce que vous partiez de nouveau.” Je pars souvent pour

aller chercher le linge, pendant ce temps vous pourriez garder le hangar ou m’aider à pousser la charrette si vous n’avez rien d’autre à faire. Ce n’est pas trop spacieux mais il y a une couchette et en tout cas ce sera plus commode que de rôder sans abri. Nous avons ôté du chariot tout le linge sale et l’avons mis dans les cuves en les remplissant d’eau afin qu’il trempe. Elle m’a donné à manger. Plus tard une fille noire est venue. Elle ne nous adressait pas la parole, elle toussait rauquement et s’est cachée derrière le rideau. C’est vers minuit que je me suis couché. Au loin on entendait des sifflements et un bruit sourd. J’ai encore entendu comme la blanchisseuse versait de l’eau chaude dans la cuve et lavait, lavait. Avant de continuer le récit de mon amour avec Anne Ralston, je dois dire quelques mots d’un organisme souterrain issu du sein de cette ville pleine de commerce, de production, d’idées troubles et tourbillonnantes et à

laquelle j’ai pris part pendant que j’y étais. Cette immense ville est devenue depuis des dizaines d’années l’asile et le centre d’activités de naufragés politiques et sociaux grâce à ses énormes possibilités pour se cacher, pour se réfugier. J’entends au sens propre organisation souterraine, car nous étions retirés dans des caves et des égoûts, dans des magasins souterrains où l’haleine malsaine de cette grande ville ne pénétrait que par des filtres. Naturellement, comme tout, la révolution, les progrès dans les idées et les pensées libres, avaient aussi leurs escrocs et aventuriers. Je suis 36 allé régulièrement à ces lieux de rassemblement et parmi nos amis, nos protecteurs, il y avait pas mal de hauts fonctionnaires, sénateurs et banquiers, grands entrepreneurs. Ceux-là se faisaient représenter par d’autres personnes à nos réunions, mais étaient exactement informés de tous nos plans et nous soutenaient au maximum pour atteindre

notre but. Au-dessus de nous et autour de nous d’immenses fabriques, usines, magasins et gratte-ciel continuaient leur vie habituelle. Moi j’y ai lu les lettres reçues de G. et d’Apollinaire, dont certaines lignes me sont restées jusqu’aujourd’hui clairement dans la mémoire. “Le changement approche – écrivait G. organisez-vous pour qu’il ne vous prenne pas au dépourvu. Certains nigauds croient que les barrières sociales et la lampe des dogmes semblables aux contes de nourrice, sont éternelles Il est inutile de dire qu’ils se trompent. Peu importe la quantité d’huile qu’ils versent dans la lampe, le vent qui approche l’éteindra. Ne vous laissez pas désorienter par la lenteur de votre entreprise qui est aussi la nôtre, ou son éventuel insuccès, je veux attirer votre attention sur le fait qu’il ne faut jamais s’arrêter, jamais se laisser détourner. Vous voyez clairement vos forces et encore plus la nécessité de vos aspirations, je n’en

doute pas. Vous manifestez tous une aptitude spéciale et une compréhension envers les réalités, aussi je vous déconseille de sombrer, dans l’intérêt même de la révolution, comme des baleines jetées sur la terre ferme. C’est ce que G avait écrit de Vienne et encore beaucoup d’autres choses semblables, avec les paroles chaleureuses et sincères de l’amitié, n’omettant jamais de mentionner en quelques 37 lignes la nécessité de notre amitié et compréhension mutuelle. Apollinaire m’a aussi écrit au sujet de l’art: “Vos lignes m’ont extrêmement touché, votre sort, vos vicissitudes et maladies, car je vois que ils vous ont été bénétiques et vous pouvez en être heureux. Éprouver de la compréhension envers l’essence de tout art c’est l’unique conception juste Les navigateurs, les filles converties, les bergers et capitaines, tous sont déjà les apôtres de l’art nouveau et cela vaut déjà une création, une production. Le bonheur

humain est en effet loin de nous, notre bonheur ressemble à celui des dieux, qui malgré son intensité ne peut jamais être complet. Cela vaut effectivement la peine de vagabonder pour ce bonheur, ainsi que de souffrir et d’être humilié pour pouvoir créer. Le bonheur est au-delà des grandes montagnes bleues en cristal, au-delà des immenses montagnes en cristal. Je vous salue Agrella au nom de l’art et vous sais semblable à moi-même, car ou nous nous ressemblons ou nous sommes contraires”. C’est ainsi qu’Apollinaire écrivait, et cette lettre aussi, je l’ai lue à mes amis, ainsi que toutes les autres lettres reçues de lui. Mes amis vinrent souvent me trouver dans le hangar, où travaillait Anne Ralston, la blanchisseuse. Elle écoutait aussi notre conversation pendant qu’elle lavait. On ne se taisait que lorsque la fille noire rentrait, fatiguée et se cachait, sans dire mot, derrière son rideau. Alors on se dispersa lentement. Cela dura assez longtemps Je

l’avoue, j’ai lavé moi-même et j’ai tiré la petite charrette, j’ai mis le linge à sécher. Cette 38 femme extrêmement simple, Anne Ralston, la blanchisseuse, le soir, après avoir terminé son travail s’asseyait, peignée, elle mettait sa meilleure robe et nous bavardions. Elle était un peu plus grande que moi et de quelques années plus âgée. Elle avait de magnifiques yeux tristes et quand elle souriait un calme heureux se répandait sur son visage. Elle ne s’y connaissait que peu en livres; c’est moi qui lui en donnais, elle les mettait de côté troublée, elle ne savait qu’en faire. Bien qu’elle sache lire, ces idées étaient loin de son être; elles ne l’intéressaient pas. Par contre, elle écoutait pendant des heures mes vagabondages, ma vie, mes idées, mes plans et mes découragements, elle les écoutait avec le plus grand intérêt et la plus grande sympathie. Elle connaissait déjà mes amis et si elle ne savait pas exactement le but

de nos réunions, probablement s’en doutait-elle et sentait-elle l’importance de notre lutte. Parfois elle nous donnait à manger à tous, lavait nos vêtements. Souvent elle était très troublée, allait et venait, elle se heurtait aux cuves éparses. C’était comme cela, exactement comme cela La fille noire partait taciturne le matin et rentrait tout aussi taciturne, s’asseyait au bord de son lit et regardait devant elle. Une fois je suis tombé malade, de terribles maux de tête me tourmentaient, cette nuit Anne Ralston m’apporta un médicament. La fille n’était pas encore rentrée, elle s’assit au bord de mon lit et se jeta sur moi avec une soif insupportable. Puis elle se leva et retourna au hangar. Je me suis levé et l’ai suivie. Elle s’est retournée mais en me voyant elle est tombée à genoux et s’est mise à sangloter. Je l’ai soulevée et transportée jusqu’au lit 39 Alors nous avons entendu des pas lourds s’approcher. Je me suis mis

debout et comme je voulais sortir la tête étourdie dans l’obscurité, la fille noire est entrée. Elle s’est arrêtée sur le seuil et a ri avec impertinence. Je suis sorti et j’ai fermé ma porte à clef. Le lendemain je me suis levé de bonne heure et suis allé de nouveau sur le tas d’ordures d’où je ne suis rentré que le soir. En entrant dans le hangar Anne Ralston tressaillit, me regarda avec confusion et ses larmes ruisselaient sur son visage. Elle était décoiffée, j’étais à la porte et la regardais sans rien dire. Des cuves étaient de tous côtés pleines de linge chaud. “Je vais devenir folle – dit la blanchisseuse, mais ça ne fait rien, pourvu que tu m’aimes. Qu’est ce que je deviendrais sans toi, ma vie aurait-elle un sens? Le bonheur et la frayeur m’empêchent presque de travailler. Combien de temps cela va-t-il durer? Si tu veux je vais loger avec toi. Ôte tes vêtements pour que je les lave. En effet, vous avez raison, toi et tes

amis, tout ce qui est de ce monde est insupportable, il faut que quelque chose arrive. Que je suis misérable! New York est ici et moi je suis tellement ignorante que je suis en face de New York et je ne sais rien dire, je m’effraie et me sauve. Je n’ai personne Aime-moi et instruis-moi sinon je serai irrémédiablement perdue. Me voici entre tout ce linge chaud. Combien de pauvres gens te fréquentent! Une fois vous partirez tous et ma vie n’aura plus aucun sens. Des filles viendront, semblables à cette fille noire, des serveuses de restaurant qui se moqueront de moi et tout le monde se moquera quand je tirerai seule la charrette ou que je ramasserai le linge 40 sale dans des sacs sur le dos” – dit-elle tout bas en pleurant sur le lit. La fille noire arrivait, elle rit de nouveau avec impertinence et entra derrière son rideau. Puis elle s’est tranquillisée. Dès ce jour elle s’est souvent peignée et se tenait propre. Parfois la fille s’asseyait aussi avec nous

sur le banc quand elle rentrait plus tôt. C’était une serveuse, elle s’appelait Lize Brooks, elle parlait peu, restait seulement assise, sérieuse et regardait devant elle. Elle menait une vie assez déréglée, se donnait à tout le monde si on l’y invitait Elle était assise et se taisait Un soir j’étais seul dans le hangar lorsqu’elle est entrée. Elle avait bu Elle s’assit en face de moi. Elle me regarda longuement Puis posant la main sur mon épaule elle dit: “J’ai un ami riche qui a beaucoup d’argent, il est dehors sur la route, sors et assome-le. Tu es pauvre et moi aussi. Cette pauvresse nous la laissons, nous nous en allons loin et je t’aimerai. J’aurai toujours des amants et de l’argent, nous pourrons vivre tranquillement. Tu es intelligent, ne prends pas ces choses si tragiquement. Si tu n’y vas pas je le fais entrer et il passera la nuit ici avec moi. Alors vas-y!” Je suis sorti muet, suis entré dans ma petite niche et j’ai fermé la porte

à clef. La fille est sortie sur la route et elle est revenue avec son amant. Il resta longtemps Puis il partit Alors, en chemise, comme elle était, elle frappa à ma porte. J’ai vu qu’elle était tout à fait décoiffée et tenait de l’argent dans sa main. Elle se coucha à côté de moi et me mordit les lèvres. Je l’ai saisie et l’ai jetée à terre, j’ai arraché l’argent de sa main et l’ai éparpillé dans tous les sens. Au loin, les chiens aboyaient. 41 Alors nous avons éteint la lampe, puis lentement elle s’est recouchée. Anne Ralston est arrivée et comme nous étions tous les deux tranquilles, elle est aussi allée se coucher Le matin je suis parti de bonne heure, je suis allé dans une taverne, j’ai pris mon front entre mes deux mains et j’ai arraché les pages de mes livres en les déchirant complètement. Une lettre d’Apollinaire est tombée, je l’ai déchirée également. Le soir, quand je suis rentré, la blanchisseuse m’a offert à

manger, mais je n’ai pas accepté. Elle se préparait justement à partir pour aller encaisser son argent. Je l’ai embrassée sans rien dire et me suis caché dans ma niche. Elle est partie Au loin on entendait aboyer les chiens, les fabriques et les usines bourdonnaient. A ce moment j’ai entendu que la porte du hangar s’ouvrait et que quelqu’un y allumait la lumière J’ai guetté par une fente. C’était Lize Brooks, elle sifflotait Alors je sentis que j’avais envie de tuer cette putain. Je pris une barre de fer, sortis dans l’obscurité et restais debout devant la porte ouverte. Elle se leva et me regarda inquiète. “Viens, dit-elle, aujourd’hui il n’y a ni ta maîtresse ni mon amant Tous mes membres me font mal comme si on m’avait battue. J’ai de l’argent, ne crains rien Si tu t’y décides nous pouvons partir. Nous pouvons aller à Bridgeport ou encore plus loin, je suis déjà aussi lasse que toi de ce New York crevé. Allons, viens!” Elle se

déshabilla là devant moi et me mordit de nouveau les lèvres. J’ai regardé dans un miroir, mon visage était pâle, couleur de cendre. Alors j’ai répondu, appuyé au mur: “Je viens, 42 mais que Dieu ait pitié de toi. Nous allons à Bridgeport. Tu es une loque, je te casserai la figure une fois, quitte à crever moi-même ensuite Peu m’importe ce qui arrivera, ramasse tes affaires et allons-y”. La fille sortit, plus revint en disant: “Cette pauvresse a de l’argent ici dans une petite caisse, ouvre-la et si tu veux tu pourras lui laisser tes écritures troubles, tes livres et jes journaux en échange”. Elle cassa le couvercle de la caisse avec une hache, nous avons cherché l’argent puis elle prit ses affaires et nous avons refermé le hangar. C’était tard dans la soirée Nous avons atteint la route où elle m’a donné la mallette. Nous nous sommes arrêtés pour écouter. Personne, personne! Nous avons pris le tramway puis nous sommes descendus et

avons arrêté une auto. Il commençait à faire de plus en plus clair, les rues se peuplaient au fur et à mesure que nous pénétrions dans le centre de la ville. Pourtant je sentis que j’étais terriblement seul, sans mes livres; mes notes, mes amis restaient de plus en plus loin derrière moi, j’étais un rejeté, un misérable. J’ai raconté tout cela brièvement, comme une esquisse, mais c’est parfait ainsi, la description trop détaillée est inutile. On peut tracer les grandes lignes d’une destinée en quelques traits sans qu’elles soient incomplétes. Pour mieux m’exprimer, derrière mes mots brefs, le trouble se reconnaît mieux, le trouble de mon sort et de celui des autres, que si je racontais tout cela longuement. En quelques semaines nous avons parcouru Boston, une foule de petites villes et Chicago, où nous avons logé dans des hôtels misérables. J’étais seul parce que le soir Lize me laissait. Alors 43 je descendais dans quelque cabaret et

j’attendais jusqu’à la nuit, conscient de ma solitude. A Chicago on se lia avec toutes sortes de sales types, avec la pire canaille de la ville, des types cyniques balafrés, accompagnés de femmes horribles. Nous étions jour après jour témoins de rixes, puis on nous a chassés nous aussi des cabarets. Il m’est souvent arrivé d’être contraint de passer la nuit dans un autre hôtel pour des raisons évidentes. Je me jetais sur un divan, des rêves démoniaques me tourmentaient et le diable m’apparaissait. Je marchais de tous côtés et dans ma solitude la méditation me regagnait, cette amie fidèle. Je me sentais laid. Je buvais et commençais de nouveau à me négliger. Je ne me rasais plus et il me semblait que j’étais un homme fondamentalement vil et misérable. J’étais assis dans cette société dépravée où l’on m’avait plusieurs fois invité à parler pour sauver le monde. J’étais entouré de sales garces qui, à l’aube, devenues ivres,

crachaient souvent sur moi et salissaient ma barbe. Je l’avais mérité Alors, avec un grand détour nous sommes retournés à Bridgeport, car Lize avait froid, elle avait des frissons. Elle restait dehors toute la nuit et à l’aube elle rentrait comme une ombre, les yeux hagards, le visage livide. Alors le diable était dans mon sang, j’employais des mots obscènes qui me paraissaient étranges même à moi, après les avoir prononcés. J’étais assis dans les tavernes et l’attendais. Je l’avais dans la peau, entièrement, inséparablement. Une nuit, ce sont mes propres sanglots qui m’ont réveillé dans un de ces cabarets. Qui est-ce 44 que je pleurais? Qu’est-ce que je pleurais? Je me suis levé, la tête lourde, j’ai payé et je suis sorti en chancelant. Je me suis décidé à en finir cette nuit même Le souvenir de mes anciens amis a surgi du lointain, mes livres abandonnés, ma solitude, mes méditations Et avant tout Anne Ralston la pauvre

blanchisseuse, entre ses cuves, loin de toutes ces saletés et de ma vie honteuse. J’allais entre les maisons de Bridgeport, je me souviens, le vent venait de la mer. De ma barbe mal soignée le crachat des prostituées égouttait encore, je retournais mes poches et jetais l’argent. En avançant je gémissais Je gémissais et voyais distinctement que d’immenses fauves suivaient mes pas, des monstres dégoûtants peuplaient toute la rue, écrasant les autos garées et les tramways, hurlant affreusement et me suivant vers mon logis. A l’hôtel j’ai ouvert brusquement la porte avec le pied. Lize Brooks était assise près de la table, le visage caché dans ses mains. Dans le lit un bonhomme chauve était couché. La chambre était pleine de mégots et remplie de fumée, des bouteilles vides traînaient partout. J’avais le vertige et m’appuyais au mur “Tu es une sale garce, tu es dans une affreuse souillure – lui criai-je et j’employais des mots obscènes car

j’étais ivre. Je ne choisissais pas du tout les expressions. – Je suis devenu vil, voleur, j’ai quitté à cause de toi mes fidèles méditations, mes livres, mes amis. Tu es une misérable et le sort le plus affreux t’attend.” La fille noire rit rauquement, le vieux se réveilla, leva sa tête chauve, sortit du lit et voulut s’en aller. Je l’ai saisi et flanqué contre le mur. Il gémit, Lize devint pâle se leva tremblante. “Ne touche pas mon ami – 45 dit-elle – comment oses-tu faire du mal à mon ami? – “Il va périr” criai-je de nouveau, je m’en vais chercher mes anciens amis, mes livres, s’il le faut mon ancienne misère et mes luttes, je ne supporte plus cette vie. Je vais chercher les grandes montagnes, les Andes, Anne Ralston la blanchisseuse, mon père, pour l’aider à nettoyer et traire les animaux, il a certainement besoin de moi. Je vais chercher mes anciens livres, je les prendrai sous le bras et continuerai à rôder, je parlerai

d’eux, je les distribuerai en cadeau.” Je suis descendu dans la rue, je n’avais pas d’argent, je me mis donc en route à pied. L’aube approchait J’ai fait signe à des camions qui passaient, ils ne s’arrêtèrent pas. Alors j’ai couru, la chaleur était torride, je me suis assis au bord de la route. Le soir tombait. J’ai demandé à manger dans les garages et j’ai lavé les autos. Je courais fièvreusement en avant Un camion m’a pris et New York apparut de nouveau devant moi avec ses immenses blocs de maisons. J’étais en haillons, ma barbe avait poussé. Il aurait fallu laver mes vêtements tellement ils puaient. On m’a poussé, les marchands de journaux criaient, je courais entre les autos dans les rues illuminées, sur les places il y avait foule, ils écoutaient quelque prédicateur fou. Des fabriques ronflaient, des trains roulaient sur les ponts au-dessus de moi et dans le fond le métro grondait. Du côté du port des bateaux haletaient, je courais

éperdument. Quand j’ai atteint les prés c’était déjà le soir. A la lueur de la lune qui se levait, j’ai fait le tour du grand hangar qui était obscur et abandonné. Je me suis assis au bord du fossé et j’ai commencé 46 à pleurer. J’ai frappé à la grande porte, silence J’ai aussi frappé à la porte de ma petite niche, rien. Tout autour rien ne bougeait Je suis allé de nouveau sur la route, je me suis assis, le dos appuyé contre la palissade et j’ai attendu. Plus tard des passants m’ont regardé et à mes questions ils ont répondu qu’Anne Ralston, la blanchisseuse, qu’ils avaient bien connue, était devenue folle depuis quelques mois dans des circonstances étranges et qu’elle était morte dans ce hangar. Ils ont mentionné que les derniers temps elle se comportait d’une manière de plus en plus étrange. Sa folie n’était devenue évidente que lorsque des ouvriers qui réclamaient leur linge étaient allés dans le hangar et y avaient

trouvé la blanchisseuse près de sa cuve en train de laver des livres déchirés. Quand ils lui ont parlé, elle ne faisait que les regarder et ne répondait rien. Naturellement les ouvriers ont emporté leur linge, mais il y en a qui ont guetté et ils ont vu comme elle séchait les livres et se mettait à les repasser. Dès lors personne ne lui a confié son linge à laver, elle ne sortait plus jamais de la maison. Souvent les passants l’entendaient parler à haute voix. Les curieux ont vu qu’elle lisait certains livres, des choses insensées Une fois un groupe d’ouvriers en passant par là de nuit, a remarqué que le hangar était éclairé, les portes étaient grandes ouvertes, ils sont entrés et l’ont trouvée morte dans la cuve. Dans les chaudières l’eau bouillait et les livres gisaient éparpillés et trempés, tout à fait décolorés. Je me suis levé avec un calme infini. A l’aube je suis allé sur les tas d’ordures, pendant la journée j’ai rôdé dans

les banlieues et j’ai passé la 47 nuit au bord du fleuve. J’ai écouté les discours sur les places et, je m’en suis dégoûté. Je suis allé dans le port pour me réfugier dans le fond des caisses. Je me suis nourri des bateaux Les bateaux arrivaient et j’ai tenté ma chance jusqu’à ce qu’on m’ait employé comme chauffeur. J’ai travaillé dans une chaleur insupportable près des chaudières. Dans les ports j’ai rencontré des connaissances qui m’ont invité C’étaient d’anciens copains navigateurs. Quand nous sommes arrivés dans le port de V j’ai reçu mon salaire, j’ai quitté le bateau. Je me suis réfugié sur des greniers et au début je ne fréquentais personne, je rôdais seulement dans les montagnes environnantes. Plus tard j’ai de nouveau rencontré des filles. Le diable était tout à fait dans mon sang Je fréquentais de mauvais lieux, je ramassais dans la rue toutes sortes de papiers et les lisais. J’étais comme une ombre,

taciturne et superflu. Mais j’ai vu mes anciens amis, mes livres, G. disparaissant dans le lointain, Apollinaire m’écrivant des lettres à des adresses inconnues, Marinetti songeant à moi. Et Anne Ralston, lisant mes livres, morte au milieu du hangar dans une cuve. Et tout cela, bien que me paraissant affreux, me calmait Lentement la nouvelle de mon retour s’ébruita. Des jeunes gens inconnus vinrent me trouver dans des granges, greniers et cafés où je leur ai parlé de mes anciens jugements et convictions. Des jugements usés, de pauvres convictions. Je savais parler admirablement et je croyais déjà voir la couleur du drapeau de la révolution. Mais comme nous nous approchions de ces drapeaux ils semblaient d’autant plus usés, déchirés. Nous nous sommes rassemblés en grande foule. Mes 48 anciens amis, mes livres, mes méditations me faisaient cortège et m’accompagnaient dans les granges, greniers, partout. Mes amis oubliés m’écrivaient de nouveau des

lettres et se multipliaient, des navigateurs me reconnaissaient et m’invitaient. Maintenant partout où je passe, on me montre du doigt. Les gosses des rues me lancent des pierres et deviennent enragés si j’apparais dans un quartier Toute une troupe me suit Mes bons copains, Brumario, Walton, Toro, Droget et Smirnov, puis des gamins de la rue, des ouvriers du port, des blanchisseuses, tous sont ici. Ils m’attendent installés en rang au bord de la mer. Regarde, les voilà tous! – cria Agrella essuyant la sueur de son visage et les montrant par la fenêtr ouverte de la cabane. Le bord de la mer était désert, personne et rien à voir. De même les feuilles de papier qu’Agrella jetait de ses poches étaient blanches. La mer gisait muette, seulement quelques locomotives grommelaient dans le lointain, autrement tout était silencieux et muet. C’est l’accomplissement! Des idées désorganisées, des sociétés renversées, des idéaux hépatiques, des morales menteuses,

des erreurs et des fourberies, combien de rémission faut-il pour qu’on puisse les comprendre, dit Agrella et il devint songeur. Il transpirait et ses yeux brillaient de fièvre. Il tomba presque du banc, et se sentait très mal. Il tenait le bord de la table de ses deux mains. J’ai des frissons – dit-il avec une grimace dégoûtée. Je sens que je dois m’en aller Je devrais me réfugier dans quelque forêt, quitter ce port malpropre et me coucher sous un arbre 49 dans la broussaille pour guérir. J’ai des éruptions et je peux à peine marcher. Ma gorge est enflée et je suis enroué. Quelle misérable fin, je dois périr comme un chien. Les valets portent des vestes en soie, le génie porte des haillons, se nourrit dans de misérables gargotes et ne sait à quoi s’agripper. Quelle injustice! Ce n’est pas facile d’être misérable, de s’abriter dans des greniers, de manger grâce à la charité et de prêcher, de trainer mes livres sous le bras, de se

laisser cracher dessus et de se faire lapider. Peut-être devrai-je porter la soie des valets, échanger mes vêtements déchirés avec ces soies répugnantes? Non, n’est-ce pas, c’est inimaginable. Dois-je échanger mes greniers spacieux contre une petite chambre et un lit en fer, ma nourriture mendiée contre les choux des seigneurs, n’est-ce pas, c’est impossible? Je bredouille car on ne peut plus dire tout cela, on peut seulement le vivre. Les arbres poussent jusqu’au ciel en effet Je vois tout cela et me cache dans des greniers et proclame ce que je vois à ceux qui m’entendent. Je reçois à manger pour cela. Mais c’est déjà une affaire privée, c’est l’éternel rapport de l’esprit et de la matière. L’aube approchait quand Agrella se leva. Dehors la ville de V. s’étendait dans le brouillard matinal et la mer s’allongeait impénétrablement. Tu devrais aller à l’hôpital – lui dit l’écrivain. Si tu allais à l’hôpital on te guérirait.

– Il vaut mieux aller au grenier, répondit Agrella obstinément. Nous ne pouvons plus aller dans le magasin, le garde reviendra nous chasser Bon, qu’importe, allons au grenier, répondit l’écrivain et leur chapeau à la main, ils quittèrent 50 la baraque. Les tavernes de nuit fermaient à cette heure, de grosses mégères se tenaient devant les portes et les appelaient. Il y avait aussi une pauvre femme au coin mais elle eut peur et s’enfuit. Quand mème, je ne sais que faire, dit Agrella de nouveau en marchant avec fatigue sur les pierres rondes. Je sais seulement que ce port de V. m’ennuie déjà, alors que c’est à peine si je tiens sur mes pieds. Peut-ètre vais-je aller chez mon père voir s’il vit encore. De là je reviendrai et si je change d’idée, j’irai à l’hôpital. Ce n’est pas que je sois tellement enthousiaste pour les médecins et autres nigauds, mais de nature, mème si c’est avec doute, je tiens parfois aux réalités. Ce soir

j’écrirai quelque chose, sûrement – dit-il encore et s’arrêta à un coin pour uriner. Un groupe d’enfants approchait, parmi eux une fillette qui s’arrêta et regardait de loin le malade. Il faisait déjà clair, le matin était là Les enfants hurlaient et jetaient leurs bonnets en l’air. Agrella, après avoir terminé, grimpa au grenier où il y avait d’immenses bottes de foin rangées l’une sur l’autre; là il se coucha, s’entortilla et s’endormit en gémissant. Le lendemain quand les ouvriers montèrent au grenier ils les trouvèrent tous les deux et les chassèrent. Ce fou d’Agrella s’implante partout, dirent-ils, car ils semblaient le connaître. Ils remplirent ses poches de foin et le renvoyèrent du grenier. Sa barbe était longue et sale, pleine de foin, de toile d’araignée, de saleté. Du foin dans les poches et quelques livres sous le bras ils marchérent encore toute la matinée, mais Agrella ne parla guère. L’après-midi il alla à 51

l’hôpital et se fit admettre. On le coucha dans une grande salle où des malades étaient assis au bord des lits et comme il dérangeait leur communauté, ils l’acceptèrent de mauvaise grâce. Le lendemain, lorsque l’écrivain alla voir Agrella il trouva quelques-uns de ses amis. Il lui portait des pâtisseries car Agrella aimait les gâteaux, il n’avait jamais eu les moyens pour cela, il était donc content comme un enfant. Ce sont mes bons camarades, Walton le poète, Droget le musicien, Brumario le peintre et Smirnov le militant, tous des révolutionnaires – dit Agrella. Sous son oreiller il avait quelques livres et les poches de sa veste étaient encore pleines de foin. Plus tard les visiteurs partirent Ce fut la dernière occasion où l’écrivain vit Agrella. Le lendemain quand il alla le voir il apprit du portier qu’Agrella avait quitté l’hôpital Où est-il allé et quand est-il parti? demanda l’écrivain. Personne ne pouvait répondre exactement à

cette question Tout le monde savait quelque chose, le portier et les malades, mais personne ne pouvait donner de renseignement digne de confiance. Il est parti de manière étrange, dirent-ils et cela se voyait qu’ils méditaient sur l’événement. Mais malgré les informations insuffisantes l’écrivain put quand même reconstituer le départ d’Agrella. Donc lorsque les visiteurs furent partis, Agrella se leva et déclara qu’il voulait s’en aller. Il avait l’air malade et inquiet. C’est en vain qu’on voulut le retenir, il parla de son père qui l’attendait. Alors on le laissa partir C’est à une heure avancée de l’après-midi qu’il quitta l’hôpital, il 52 rôda jusqu’au soir puis il retourna au grenier, d’où il avait été chassé quelques jours plus tôt par les ouvriers. La nuit il se réveilla, s’assit et transpira terriblement Il se mit devant la porte où il y avait du vent. Le matin lorsqu’il vit que les ouvriers approchaient il

descendit du grenier et s’en alla. Il faisait du soleil et tout se réchauffait dans cet automne tardif. Il transpirait désagréablement et son visage enflé s’était déformé. En quittant le port il arriva entre les montagnes et commença à courir sur un sentier à peine fréquenté. Mais bientôt il ne pouvait plus courir, les jambes lui faisaient mal et brûlaient Il avait faim et il était quasi inconscient Il se coucha en grelottant de fièvre sous les arbres de la forêt, parmi de grands papillons de toutes les couleurs et des bourdons sauvages au dos brillant. De grands arbres et d’épais buissons projetaient leur ombre sur lui C’est dans un ancien hangar à blé abandonné que les amis d’Agrella se réunirent après sa disparition et sa mort évidente. Ce hangar était dans le port et appartenait à une société anglaise, mais était hors d’usage. Le gardien, employé du H Grace & Co. étant un des anciens amis d’Argella tolérait ces réunions,

lui-même y prit part, assis sur une caisse la lanterne à la main, et il écoutait jusque tard dans la nuit. Il y avait encore Walton le poète, Brumario le peintre, Droget, Smirnov, l’écrivain et beaucoup d’autres. Il y avait aussi des filles parmi eux, des filles pauvres, pour la plupart seules à qui cela faisait du bien d’écouter des choses qui leur faisaient oublier toutes les humiliations de leur vie. Généralement on parlait d’Agrella, de sa vie, de sa personnalité, de ses idées et d’autres sujets proches de leur vie. 53 Les amis d’Agrella étaient tous des gens étranges. Walton le poète portait une petite moustache noire, il était d’une très bonne famille mais il avait fait la connaissance d’une couturière, ils s’étaient aimés, la fille était tombée enceinte et Walton l’avait épousée. Alors ses parents l’avaient déshérité, son milieu avait rompu tout contact avec lui et ils parlaient de lui comme d’”un homme fini”. Il vivait

pauvrement, personne ne le saluait quand, le soir, enveloppé de son large manteau il longeait la rue avec son fils. Smirnov était un russe immigré, il habitait avec sa vieille mère, c’est chez eux que les russes se réunissaient et s’ils n’avaient pas de logis ils pouvaient même y dormir. Toro était mexicain, il ne connaissait pas ses parents, et il louchait. Il logeait chez Smirnov, allait manger dans le port, nettoyait des poissons et lavait la vaisselle pour un peu de nourriture. C’est lui qui a peint le Carrousel, La Cité Dynamique, Le Théâtre, Le Music Hall et autres tableaux plus tard généralement connus. Droget était le copropriétaire d’un commerce de musique, il portait une cravate à noeud, était partisan du végétarisme et préparait lui-même ses plats. Brumario le peintre habitait sur la montagne dans le quartier où les gangsters de la ville étaient réfugiés. La petite maisonnette en fer-blanc était au fond de la cour sous un grand arbre. Il

peignait des tableaux merveilleusement inquiétants Il était sourd et buvait du thé, parfois il achetait une tranche de viande qu’il faisait rôtir. Les autres parmi lesquels il y avait des imprimeurs, navigateurs, propriétaires de crémeries étaient également en contradiction avec les encenseurs de la stupidité hu- 54 maine. Le grain qu’Agrella avait semé dans ce port par sa vie, ses idées, sa personnalité étrange et trouble, mais sa vue claire et distincte, commençait à germer, à grandir, à se multiplier. Ses idées, ses jugements et ses doutes s’élevaient à une certaine hauteur. Ses anciens amis semblaient être ses disciples en même temps que les navigateurs et ouvriers du port qui répandaient ses doctrines. Certains livres qui avaient appartenu à Agrella dans le temps étaient spécialement vénérés, ils conservaient ses écrits et avaient cloué la porte des greniers où il s’était réfugié quand il manquait de logis. A ces réunions

plusieurs parlaient de lui: Nous connaissons clairement ses idées, ses pensées et ses jugements qu’il a semés comme un grain qui a poussé parmi nous. C’est certain qu’il a quitté l’hôpital pour aller retrouver son père et l’aider dans son dur travail. Il n’avait pas d’argent pour voyager et il était trop faible pour pouvoir rôder trop loin. Agrella aimait les forêts Ici dans les environs il y a de grandes forêts, il y est peut-être parvenu, s’y est retiré et a péri de faim. Il était faible et ne pouvait pas aller plus loin. Il était aussi malade, c’est pourquoi il s’est fait admettre à l’hôpital. Un autre, – Droget – disait: Agrella avait la faculté de pouvoir caractériser les choses. De la révolution il avait dit: “C’est déjà un avantage si tout le monde travaille, peut vivre, se nourrir et se loger”. Il voyait les choses clairement, il connaissait leur vraie valeur, il méprisait le mensonge et l’hypocrisie. Il n’a

été heureux que peu de temps et méditait sans cesse. Ses 55 amours furent tragiques, pleines d’humiliation et d’ironie, notre devoir est donc de garder son souvenir sans le fausser. Le garder et le transmettre pour qu’il ait un vrai sens. Plus tard Walton prit la parole: Nous ne devons pas oublier qu’Agrella luttait contre les mythes menteurs et faux. Il avait son jugement des moeurs de notre monde, de même que de sa vue courte et de ses préjugés. Le grenier à foin où il s’était réfugié a été témoin de bien de doutes et de méditations Il était indépendant du jugement et de l’influence des autres Tout cela est erroné et mensonger – intervint Brumario, que jusqu’ici, penché vers les orateurs, écoutait. Nous avons tous connu Agrella, il faut donc faire attention de ne pas donner une image fausse de lui à ceux qui ne l’ont pas connu. Il est indiscutable qu’Agrella a beaucoup souffert et médité jusqu’à ce qu’il ait pu se libérer de ses

doutes. Et par cela il en a purifié d’autres aussi Agrella était un anarchiste à sa manière de penser et dans ses jugements aussi bien que dans sa vie. Souvenons-nous qu’il a toujours attaqué les mythes. Agrella ne croyait pas aux hommes parfaits, de même qu’il ne croyait pas aux idées et aux jugements parfaits. Il ne croyait pas aux dieux, du moins pas en des dieux parfaits. Agrella est ici entre nous et en ce cas nous le jugeons maintenant. Il était malheureux et malade Il aimait les tavernes. Il ne se procurait que difficilement la nourriture et portait des haillons Dans sa jeunesse il ne savait même pas lire et écrire. Il dormait dans les salons des maisons closes ou dans des greniers à foin: il se réfugiait où il pouvait. Il a aussi attrapé toutes sortes de 56 maladies, il s’est souvent laissé entretenir par des prostituées de qui il acceptait de l’argent. Il a volé et abandonné celle qui l’a le mieux aimé et travaillait pour lui, Anne

Ralston, la blanchisseuse à New York. Il était aussi indiscutablement prisonnier de ses sens car il a suivi la serveuse qui plus tard l’a humilié. Il n’aimait pas travailler Agrella était un homme de chair et de sang, un homme très proche de nous et facilement compéhensible pour tous. Il s’est souvent plaint d’être impur Nous devons donc faire attention qu’Agrella ne devienne pas un menteur et un insensé; il était plein de doutes, de jugements et de pensées qui servent à rendre meilleure la vie de l’homme. En effet Agrella voyait clairement les choses – continua le sourd Brumario – et par ses négations il approchait la vérité. Les événements, les pensées et les jugements sont ou méprisables ou ridicules, disait-il. En cela il avait parfaitement raison. Il savait que trop le sens et l’absurdité des arts. Il était poète mais ne s’est point retiré dans une tour d’ivoire; il ne le pouvait pas puisqu’il n’est arrivé que jusqu’aux greniers

à foin et aux hangars abandonnés. Il a méprisé le mensonge et l’hypocrisie, ces deux pierres angulaires inébranlables de notre société. Malgré tout cela, évidemment il a aussi menti et a fait le guignol comme nous tous. Il eut aussi faim Nous devons considérer tout cela et encore cent et mille autres choses pour pouvoir le comprendre. Il a disparu? Il a effectivement disparu car il était malade, il ne supportait pas l’hôpital et aimait vraiment les forêts. En quittant l’hôpital il s’est réfugié dans un grenier. Plusieurs l’ont vu et se sont moqués de lui. Les gamins de la rue lui ont jeté des pierres 57 C’était un clown, nous le savons tous. On l’a chassé du grenier et il est parti sans savoir où aller. Il est parti quand même car il avait la nausée, il est allé dans les forêts où il s’est égaré car il avait la fièvre, ou il s’est évanoui et il est mort de faim. Donc Agrella était malade, pouilleux, vagabond, c’est comme cela

que nous devons raconter sa vie, parce que les hommes ne peuvent pas croire à des êtres parfaits, à des saints impeccables, mais croient à des goîtreux, déportés, pouilleux et démoniaques. Ils peuvent croire en des hommes qui ont souffert et ont été humiliés, qui sont imparfaits, sales, imbus de préjugés et malades, tout court, en des hommes qui doutent et songent jusqu’à ce qu’ils voient clair, sans abandoner les pensées qui puissent servir l’humanité. Les amis d’Agrella répandirent ainsi la vie parabolique du vagabond. Mais on parlait de lui non seulement dans le cercle de ses amis, mais aussi dans des cabarets, où il y avait toujours quelqu’un parmi les auditeurs qui l’avait connu. Les baraques se remplissaient lorsqu’on parlait de lui et il y avait même des cabarets où on a peint sur l’enseigne le portrait d’Agrella, revenant d’un long voyage. Il y en avait aussi qui ont donné son nom à leurs gosses De cette sorte il s’est multiplié,

transformé et fortifié. Environ un an après la miraculeuse disparition d’Agrella le vagabond et poète, lorsque sa figure a pris de l’ampleur, lorsque les greniers et les caves ont été envahis par toute sorte de gens sans logis, le New York Times publia dans une série d’articles les aventures d’une expédition cinématographique et des résultats scientifiques 58 dans les forêts vierges et auprès des sauvages de la Terre de Feu. L’un de ces articles que la presse du monde entier retransmit avec des photos originales avait pour titre: L’homme qui est devenu dieu et il était conçu en ces termes; Punta Arenas, Chile, S. A Télégrammes de l’Etat Les enfants de la jungle et de la Terre de Feu sont moins dangereux que ces tribus semi-civilisées parmi lesquelles nous vivons notre vie et auxquelles nous appartenons nous aussi. Des expériences – que nous avons acquises dans ces régions, nous sommes arrivés à une conclusion ferme. L’avancement de notre

expédition a été observé par des guerriers nus et enveloppés de peaux d’animaux, cachés derrière les buissons, avec une curiosité enfantine. Nous connaissons bien les indiens et en général la psychologie des sauvages. Nous n’avons même pas tourné vers eux les cameras pour ne pas leur inspirer des actes guerriers. Comme nous avancions lentement dans la direction du fleuve, le chemin est devenu de plus en plus difficile. Les mules ont peu à peu péri de faim ou de maladies. Des chauves souris et des vampires ont sucé notre sang. Certains se sont enfoncés désespérément dans les marais, d’autres sont tombés dans des abîmes et y sont morts victimes des torrents. Lorsque nous n’avions plus que deux mules, notre expédition a été obligée de s’appuyer sur les indiens et de s’arrêter dans un de leurs villages. Le hameau était composé de petites grottes et de quelques huttes couvertes de bois. Les sau- 59 vages se retirèrent et se cachèrent

derrière une hutte séparée, entourée de palissade. Alors la porte s’ouvrit et un petit homme barbu apparut. Sa peau et ses yeux étaient bruns, ses yeux et ses dents brillaient. Il était tout à fait différent du type connu des indiens et des sauvages de la Terre de Feu et des tropiques. Il portait une couronne en feuillages sur la tête. Les sauvages cachèrent leur visage et piétinèrent en grognant, comme les chiens. La camera tournait rapidement derrière nous. Alors le petit homme en jacquette déchirée grinça des dents et retourna dans sa cabane. Les savages nous entourèrent et nous sommèrent de quitter leurs forèts. Grimpant sur les arbres sur les branches ils nous suivirent pendant longtemps jusqu’à ce que la lune eût monté. Les animaux sauvages commencèrent à hurler dans la broussaille. Les indiens demeurèrent en arrière, leurs yeux brillaient dans l’obscurité Un silence affreux nous entourait Nous étions comme cela sur le seuil de la mort quand

nous avons rencontré une tribu amie où l’on nous a dit: “Vous étiez dans l’une des tribus les plus dangereuses. Celui qui portait la couronne est le dieu qu’ils adorent et qui sans doute est doté d’une puissance surnaturelle. C’est lui qui vous a sauvés par son intervention. C’est lui le dieu Toute la tribu jouit des bienfaits de ses magies, il est fort et puissant car il reçoit la défense de la nature contre le tonnerre et les éclairs. Dans la forêt il y a plusieurs tribus qui luttent pour l’enlever et pouvoir l’adorer. Mais ceux qui le possèdent le gardent pour ne pas perdre les avantages et les magies dont ils bénéficient depuis qu’il est parmi eux 60 En effet, sur l’image on pouvait voir le petit homme en loques avec la barbe ébouriffée et la couronne de feuillages sur la tête, et les sauvages piétinant et grognant autour de lui. Dans les cafés, les ports, les caves et les greniers beaucoup reconnurent Agrella dans ses haillons et sous

sa longue barbe, méditant au fond des forêts vierges. Quelle fatalité! Fatalité ironique et cruelle, avec tant de logique, que même dans son état de dieu il a gardé sa voix rauque, sa petite cabane et ses cheveux ébouriffés, sans doute ses maladies dégoûtantes, ses poux et son trouble aussi. Ses poux, ses maladies et sa misère, de laquelle même sa divinisation n’a pas été capable de le libérer. 61 Péril et aventure À mon avis je pourrais déjà arrêter mon bavardage si je pouvais me taire, me taire, garder des secrets et oublier, mais je ne peux ni garder de secret ni me taire, et oublier est encore plus difficile. Mon vagabondage m’a mené à ce point de l’histoire à de graves soucis, et à un amour fatal, un amour effrayant et meurtrier dont je garde un souvenir déprimant. Je vais vous raconter cela si vous me prêtez encore votre attention déjà mise à l’épreuve et prête à se dissiper sans doute. C’est dans la société de Miklós L.

que j’ai fait la connaissance d’une jeune indigène au service des filles d’une famille bourgeoise qui avait une grande maison dans notre voisinage. Son nom était Aguida Aranibar y Reyes, native d’Arequipa et d’origine indienne. Cette Aguida était une fillette au teint bronzé, aux pommettes saillantes, aux cheveux noirs comme la suie et aux sourcils en amande. De taille plutôt moyenne que haute, possédant toute la douceur, la patience et la tranquillité de sa race, jamais encline à la révolte. Toute petite, grâce à l’intermédiaire de la veuve d’un capitaine, elle était parvenue à Callao, car la femme du capitaine s’était apitoyée sur son sort. Ses frères et sœurs étaient nombreux à Arequipa, la famille était pauvre et les enfants étaient à demi orphelins, leur mère étant morte prématurément et leur père maladif. Ils habitaient une hutte de terre, aussi la veuve du capitaine eut pitié d’elle et la recueillit chez elle pour l’élever.

Aguida parlait de ses parents, des frères de son père qui vivaient la vie des paysans indiens en partie à Arequipa, en partie dans de 62 petits villages aux environs, dans des fermes et des plantations. Mon grandpère vivait encore dans une hutte, disait-elle souvent, non sans quelque vanité lorsqu’il était question de son origine et de sa race. On appelait mon grandpère “dents de loup”, c’était un homme de petite taille, maigre, tout comme les autres indiens des environs. Il n’est jamais venu en ville et a gardé les anciennes moeurs. Il n’amait pas les blancs, s’il me voyait maintenant il me menacerait certainement, me battrait même peut-être parce que je parle avec toi, disait Aguida souvent en souriant lorsqu’on se rencontrait et se promenait dans les parcs des villas aux alentours de Lima ou aux bords des falaises des côtes du Pacifique. Aguida vivait sous la surveillance de la veuve du capitaine, s’occupant à la fois de la maison de Callao, et

des fillettes des familles amies, jusqu’à ce que nous ayons fait connaissance. N’ayant pas même 17 ans, elle n’avait obtenu de la vie rien de bon, mais par suite de sa modestie et de sa réserve provenant de sa nature, elle avait gardé intactes sa curiosité et la pureté de son âme et de son corps. A ses heures de loisir elle s’occupait de couture et arrangeait ses robes, elle mettait toujours un point d’honneur à être coquette avec ses petits effets bon marché. Le but de sa vie était, – que pouvait vouloir d’autre la pauvre! – de vivre près de quelqu’un et se sentir estimée, de mettre des enfants au monde et de les élever honnêtement, de leur enseigner une vie laborieuse. Elle vivait avec cette aspiration modeste et tendre, avec tous les souvenirs de sa race, résignée, et avec une fierté plutôt discrète que gênée. 63 Au début nous ne nous sommes rencontrés qu’à des promenades, surtout les jours fériés, lorsque nous avions tous

les deux le temps pour ces rencontres, mais plus tard, étant resté seul dans la ville, après le départ de Miklós L. et ayant loué un appartement, elle exprima de plus en plus impatiemment son désir de se débarrasser de son ancien entourage, de quitter son service auprès des filles de la famille bourgeoise et de vivre avec moi, s’occupant de mon modeste ménage. J’avais 24 ans à ce moment là, j’étais seul, je n’avais personne moi non plus hors elle. J’ai donc trouvé tout à fait naturel qu’un jour – justement le jour de mon anniversaire – elle vienne loger chez moi avec son humble petit panier, ses robes pliées et ses autres vêtements bien rangés et raccommodés. Qu’elle soit venue loger chez moi serait une expression guère correcte, on pourrait plutôt dire qu’elle s’y était réfugiée, car elle avait quitté son travail en secret et avait averti par lettre la veuve du capitaine qu’elle retournait à Arequipa chez son père malade. Pleine de

crainte elle n’osa quitter le logement qu’en cachette pendant des semaines et des mois, pour éviter que des connaissances ou la veuve du capitaine ne la retrouvent. Elle avait peur que dans ce cas-là on l’emmène immédiatement de chez moi “et ça, je ne pourrais plus le supporter”, disait-elle, “je préfère mourir que d’être séparée de toi”. Elle passait donc le jour entier chez moi, rangeant mes ustensiles, faisant le ménage, cousant et nettoyant dans un bonheur tendre et paisible. J’ai acheté une machine à coudre avec laquelle elle travaillait à ses moments perdus. 64 Elle se fit des robes et raccommoda ses vêtements. Elle ne sortait dans la rue que le soir, lorsqu’il faisait déjà noir, pour faire une promenade avant de se reposer. Nous allions au cinéma, aux courses et avons passé nos après-midi libres à des plages voisines jusqu’à ce qu’elle devint enceinte, ce qui arriva le deuxième mois. Elle tint cette grossesse secrète tant

qu’elle le put, mais au bout de quelques semaines elle fut prise de nausées, de vertige et de malaise continuel, ce qui rendit impossible toute dissimulation. “Nous aurons un enfant”, disait-elle d’un sourire fatigué. “Je suis heureuse car nous aurons un enfant” “Si nous avons un enfant tu m’épouseras, n’est-ce pas”, disait-elle, couchée sur le sofa, affaiblie par suite de son état. Je passais mes journées à un rude travail, mon entreprise illégale florissait, s’agrandissait et se fortifiait, de sorte que je ne rentrais généralement que le soir ou tard dans l’après-midi. Jusque là, malgré sa faiblesse elle rangeait tout, la propreté m’accueillait dans notre logement. Je la trouvais souvent son livre de prière à la main car elle était très pieuse et croyait au châtiment de Dieu. Elle croyait aussi au châtiment de notre péché, car elle considérait notre liaison qui n’avait pas été bénite par le curé, et que nous n’avions même

pas déclarée officiellement, comme un péché. Elle supportait son état, me cachant courageusement ses malaises continuels, sa défaillance et son épuisement. A mesure qu’elle faiblissait, une maladie sans doute ancienne résurgissait. Elle ne la prenait pas au sérieux au début, bien qu’elle présente des symptômes indéniables. Une toux saccadée et à 65 peine perceptible, puis de la fièvre et de la sueur. “Tout cela vient de ma grossesse”, disait-elle, “il est inutile de s’en inquiéter. Certainement je m’habituerai à cet état; quand je pourrai manger, je me fortifierai de nouveau et alors je n’aurai plus de fièvre ni de sueur, ni de toux. C’est comme ça chez les femmes enceintes”. Mais son estomac refusait toujours la nourriture, son état s’aggravait et au bout de quelques mois elle ne tenait guère debout. Son visage jaunissait et se marbrait à vue d’oeil, elle maigrissait et son front brillait de sueur même pendant la journée. “Ma

mère est aussi morte de maladie pulmonaire”, disait-elle, d’ailleurs cette maladie est très fréquente dans notre pays et dans notre race, beaucoup d’entre nous périssent de cette maladie. Quand j’aurai accouché tu m’enverras à Miraflores ou à Chosica, n’est-ce pas, là l’air est bon et le bébé et moi nous aurons besoin de bon air. Une femme maigre, de petite taille, au nez pointu venait chez nous à cette époque pour aider à nettoyer et pour s’occuper autant d’elle que du ménage. Elle n’avait plus la force de se promener, aussi le soir je sortais de nouveau seul pour prendre l’air et pour calmer mes inquiétudes pour une ou deux heures. En voyant cela elle souriait tristement et quelquefois elle s’habillait pour m’accompagner. Mais après à peine quelques centaines de pas elle cherchait un banc pour se reposer. Sa toux et sa transpiration augmentaient constamment, ses yeux s’enfonçaient et son visage devenait de plus en plus osseux. Ses yeux

reflétaient de l’angoisse et elle observait avec inquiétude ses crachats. Comme les semaines passaient elle s’alourdit avec son ventre 66 gonflé et ses hanches élargies. Elle se déforma, son visage devint ridé et ses pas hésitants et incertains. Elle parlait de moins en moins, elle m’observait de ses yeux, de ses beaux yeux et ne souriait guère. On voyait qu’elle souffrait et qu’elle était inquiète, elle prenait des médicaments et observait les prescriptions, attendant avec espoir le temps où le bébé serait mis au monde. “Le mieux serait de nous rendre déjà à la maternité” dit un jour Aguida et elle empaqueta lentement les petites chemises, les toiles et fichus, puis elle se prépara elle aussi, se coiffa et s’assit sur une chaise près de la fenêtre d’où l’on pouvait voir, au-dessus de la couronne des arbres du parc, l’église des Carmélites, ornée de sculptures. “J’ai honte d’aller à la maternité” ditelle tout bas en jetant

un coup d’œil sur moi “Là on demandera, la femme de qui je suis, que vaisje dire? Je n’aurai qu’à me taire et avoir honte. On se moquera de moi, même des curés et des religieuses vont me gronder et demander pourquoi c’est arrivé ainsi. Ils me regarderont méchamment et se moqueront aussi de mon bébé, qui n’aura pas de nom et qui sera illégitime. Je ne le veux pas” dit-elle. “Si j’ai eu honte jusqu’ici ce n’est pas une si grande affaire, mais je ne veux pas que mon petit enfant ait honte lui-aussi. Jusqu’à ce que je sorte rétablie je dirai que je suis ta femme et je ferai baptiser le bébé à ton nom. Si on me demande des papiers je dirai que je ne les ai pas sur moi, qu’ils sont perdus” dit Aguida, descendant l’escalier, sa petite valise à la main, appuyée d’un bras à la femme de ménage, de 67 l’autre à mon bras. “Pourquoi ne viens-tu pas toi aussi avec moi?” – demanda-t-elle tout d’un coup effrayée en voyant que seule

la femme prenait place près d’elle dans l’auto. “Pourquoi ne m’accompagnes-tu pas” demanda-t-elle “Tu ne vas pas me laisser seule lorsque je n’ai plus personne? Maintenant que j’aurai un enfant je ne pourrais plus retourner chez ma marraine et ne pourrai pas trouver de travail ni retourner à Arequipa, que veux-tu que je devienne? Je sais bien que tu as honte toi aussi, c’est pourquoi tu ne viens pas. Peut-être ne viendras-tu même pas me voir. Bon” dit-elle, “je te ferai dire si c’est un garçon ou une petite fille, et quand j’irai mieux envoie quelqu’un pour me ramener”. Comme la femme de ménage au nez pointu l’a raconté et comme elle-même me l’a dit plus tard, elle arriva à la maternité pour y être admise, silencieuse et calme. Bien que les douleurs aient déjà commencé, l’accouchement n’eut lieu que trois jours plus tard. L’après-midi était déjà avancé quand je rentrais. La femme de ménage attendait devant la porte, un

billet à la main. “Une petite fille est née” dit-elle. “Une petite fille blanche, ses yeux sont comme ceux de Madame et son nez comme celui de Monsieur, mais naturellement plus doux et plus fin. C’est une belle petite fille. Tout le monde veut la voir à la maternité” “Petite fille, petite fille”, disais-je “Justement une petite fille quand j’aurais voulu un garçon.” J’étais désolé, infiniment triste et accablé Mes agents se réunissaient justement à ce moment là et ne pouvaient imaginer pourquoi je baissais les yeux et fronçais les sourcils. Ils me consolèrent, les malins, chacun d’eux avait une 68 famille et ils savaient par expérience combien il est indifférent que le nouveau-né soit une petite fille ou un garçon. J’ai honte même maintenant, après des années, de me rappeler cela. Tant qu’Aguida resta à la maternité, je n’allais pas la voir. C’est par l’intermédiaire de la femme de ménage que je lui faisais parvenir de

l’argent et des petits objets qu’elle désirait et dont elle avait besoin. Je n’allais même pas aux environs de la maternité, me prélassant à la maison et gribouillant. Aguida m’envoyait en vain des billets et des messages, je ne lui répondais que brièvement et peu amicalement. Ainsi passa une semaine Un après-midi, on frappa à la porte. J’ouvris, Aguida était sur le seuil, appuyée au mur, avec sa petite dans les bras. La femme de ménage la soutenait, car elle tenait à peine debout, elle était plus maigre, plus faible qu’avant l’accouchement. Elle me regardait timidement et tristement pour savoir si je la laissais entrer dans le logement et comme je baissais la tête elle entra et posa le bébé sur le lit. “Regarde-la” dit-elle tout bas et sans avoir ôté son chapeau, elle s’assit près de la table et s’y accouda avec lassitude. Je soulevais avec précaution la couverture recouvrant la petite, m’assis à côté d’elle sur le lit et la

regardais longtemps. “Ce n’est pas ma faute si c’est une fille” dit Aguida en pleurant. “J’ai beaucoup souffert, mais tout de même je l’aime bien. En entrant à la maternité on m’a couché, je suis restée couchée deux jours. Tout d’un coup le matin j’ai de nouveau senti les douleurs, c’était de bonne heure, je me suis levée et suis descendue au rez-de-chaussée, me tenant à la rampe pour ne pas trébucher. Arrivée en 69 bas je suis tombée et j’ai crié parce que les douleurs et les déchirements me reprenaient de nouveau. Les soeurs sont venues tout de suite et m’ont amenée dans la salle d’accouchement. C’est là que j’ai souffert jusqu’à midi, j’ai cru mourir. A midi, j’ai accouché, mon Dieu c’était si terrible”, s’écria Aguida en pleurant, la tête appuyée sur la table. Avec la femme de ménage nous l’avons couchée et avons mis à côté d’elle le bébé. Les jours suivants elle resta aussi faible, elle mangeait

à peine et sa fièvre ne diminuait pas. Elle pleurait continuellement, se plaignait de son incapacité et de sa faiblesse. Son lait, qui était mauvais à cause de la fièvre, s’épuisait et nous avons dû la séparer de la petite. “Fais baptiser la petite” me demandait-elle sans cesse et si j’indiquais une date éloignée pour le baptême, elle pleurait. “Qui sait quand je guérirai” disait-elle. “Il se peut que je ne guérisse jamais, puisque je suis malade, je suis malade” et elle pleurait inconsolablement. “Pourquoi ne fais-tu pas baptiser ma petite? Je suis pieuse” criait-elle, “Dieu me punit pour cet amour, pour être venue vivre avec toi, pour être venue habiter chez toi, pour avoir mis au monde un enfant, je sais que Dieu me punira beaucoup. Fais au moins baptiser ma petite fille parce qu’ici on n’enterre même pas dans la terre ordinaire ceux qui ne sont pas baptisés. On les enterre au-delà de la clôture dans des trous comme les chiens. Ils

n’ont pas de tombeau, moi j’ai vu comment on enterre ces enfants. Et si elle reste en vie tout le monde fera attention pour la tenir à l’écart des autres enfants.” 70 La petite, quand nous l’avons séparée d’Aguida, se fortifia à vue d’oeil. Pendant la journée, la femme de ménage et une grosse négresse s’en occupaient, la nuit c’est moi qui lui préparais le lait tiède et changeais ses couches en la lavant quand elle s’était salie. C’est à peine si elle s’éveillait, elle dormait pendant des heures la nuit comme le jour et ne pleurnichait et gémissait que lorsque l’heure du biberon arrivait. La nuit j’étais seul avec la petite et avec Aguida, mort de fatigue moi-même car sans arrêt il fallait changer les couches, réchauffer le lait et soigner Aguida avec des compresses et des médicaments. C’est ainsi que six semaines passèrent. Un jour, le matin vers cinq heures j’ai encore donné à manger à la petite. A sept heures je me suis

réveillé de nouveau. J’ai réchauffé le lait mêlé de thé pour lui donner à nouveau à boire. En relevant le légère couverture qui protégeait son visage des mouches je vis qu’elle était blanche comme morte. Je commençais à crier désespérément, j’appelais Aguida qui se réveillait “La petite est morte” criai-je plein de désespoir “Regarde Aguida, la petite est morte.” Aguida sanglotait et cachait sa tête dans son oreiller. “Ne me la montre pas, ne me la montre pas” criait-elle comme une folle. “Dieu m’a puni, Dieu m’a puni.” C’est sûrement toi qui l’as tuée la nuit, j’ai entendu que tu l’as grondée et que tu l’as tapée parce qu’elle pleurait, la pauvre. Tu as tapé dessus et elle s’est tue” criait-elle en pleurant comme une folle se jetant ça et là dans le lit. Elle avait raison, la petite avait pleuré la nuit, alors j’avais essayé de l’apaiser, mais comme elle n’était toujours pas calme, dans mon désespoir je

71 l’avais frappé. Sans doute avait-elle été prise d’un étourdissement, car le reste de la nuit elle était restée tranquille. Ce n’est qu’à l’aube qu’elle grogna un peu quand je lui ai donné son lait mélangé à du thé. Ce lait de l’aube faisait encore une raie mince au bord de sa bouche, avec de petites bulles d’air. La femme de ménage venait d’arriver, je l’envoyais chercher le médecin. Le médecin est arrivé vers 8 heures, il a examiné le corps de la petite, a rédigé le certificat de décès et m’a signalé que le mieux serait de l’enterrer le jour même. “Un petit cadavre comme ça ne peut pas rester dans la maison” dit le médecin. “Procurez-vous un cercueil et faites la enterrer. Par ici on ne fait pas grand cas d’une telle mort. Vous achetez un cercueil, vous l’habillez et vous pouvez l’emmener en taxi au cimetière. Il est vrai que ce n’est pas permis, mais vous trouvez toujours un chauffeur qui le fait pour le double

du tarif.” Le médecin se lava les mains et prenant congé il m’entraîna dans la salle de bains. “Je vous préviens, la señora n’en a plus pour longtemps. «a peut encore durer quelques mois, mais elle peut mourir à chaque instant, je vous préviens. Vous feriez mieux de la faire transporter à l’hôpital où on la soignerait avec compétence” me dit-il “Je l’emmenerai à Chosica ou près de la mer à Miraflores” répondis-je tout pâle en froissant nerveusement mon pyjama sur ma poitrine. “C’est presque inutile” répondit le médecin. “C’est la tuberculose foudroyante, sans doute héréditaire qui ne peut guère être soignée avec succès à ce stade. L’accouchement n’a fait qu’accélérer le développement, pendant des mois elle n’a rien mangé, elle s’est affaiblie et sa 72 résistance a cessé, ne l’oubliez pas. Pour ma part, je trouve le cas tout à fait désespéré”, dit le jeune médecin en partant. J’ai mesuré la

longueur de la petite et j’ai envoyé la femme de ménage chercher un cercueil et un linceul. Je me suis habillé et j’ai commencé à m’occuper du cadavre. J’ai chauffé de l’eau et ai enlevé les draps chiffonnés et mouillés. J’ai essayé de redresser les petites mains, mais c’était impossible, la petite était raide et froide comme une peau tendue sur un fil de fer. Avec ses jambes repliées au-dessous d’elle, sa tête détournée, son dos un peu courbé et ses cheveux collés, elle avait l’air d’un enfant entêté, son regard inquiet et effaré était étrange, comme d’un autre monde. En la prenant pour la nettoyer des souillures je sentis encore la sueur froide de son corps. Je fus contraint de la poser sur la table et de m’asseoir, car j’étais pris de vertige. Je la pris et la reposais, quatre fois, puis je défis ses petits vêtements pleins de sueur et baignais le cadavre de ma petite fille dans la baignoire pleine d’eau chaude. La tête me

tournait et j’avais mal au coeur, mes mains tremblaient et je tenais à peine debout. Dans ses affaires à peine utilisées je pris une longue chemise mince et la lui mis. Pendant ce temps Aguida pleurait, poussait des cris, criait. “Allume une bougie près de sa tête” dit-elle. “Mets lui un peu d’eau salée sur la tête sans cela elle sera damnée. Peut-être y a-t-il encore un peu de vie en elle, mets lui un peu d’eau salée. Dis que tu l’as baptisée, autrement on enterrera ma petite fille au-delà du mur dans un trou sans inscription à côté des autres enfants illégitimes” hurlait-elle. “Pourquoi ne l’as-tu pas baptisée” 73 gémissait-elle frappant sa tête contre le lit avec désespoir. Lorsque la femme de ménage revint je posais ma petite dans le cercueil, je la couvris et allumais deux bougies. Je m’assis près de la table sur laquelle le cercueil était posé entre les bougies et je restais assis jusque l’après midi. “Je n’attends

pas plus longtemps” dis-je alors “Il vaut mieux que je porte la morte au cimetière. Pendant ce temps reste tranquille, señora Teresa te gardera. Je reviens tout de suite du cimetière” Je clouais le cercueil et le pris sous le bras. Il était rose et à peine plus grand qu’une caissette. Dans la rue j’ai arrêté un taxi et j’ai demandé au chauffeur s’il voulait m’emmener au cimetière avec le cadavre. “Pourquoi pas, Monsieur” répondit-il “Je ne pourrai pas vous conduire jusqu’à l’entrée principale, les gardiens font très attention, mais je m’arrêterai à la porte latérale et de là vous pourrez porter le cercueil sous le bras.” Dans l’auto je posais le petit cercueil à côté de moi, laissant une main sur le couvercle pour l’empêcher de se secouer sur la route cahotante conduisant vers le cimetière. Il était environ quatre heures de l’après-midi lorsque j’arrivais avec ma petite fille morte. A l’entrée, un nègre pieds nus,

fumant une cigarette m’accueillit et prit sa bêche. Avec des gestes empressés, il prit le cercueil sous le bras et me conduisit à travers le cimetière. Au milieu il s’arrêta et me demanda les documents “Je ne peux enterrer ce mort qu’audelà du mur, ditil, jetant un coup d’oeil sur le certificat mortuaire. “Il n’a même pas de nom, n’est même pas baptisé, on ne peut rien marquer sur sa tombe. Je l’enterrerai de facon qu’on puisse le retrouver 74 parmi les autres trous”, dit-il. Me conduisant à travers le cimetière et passant une petite porte ouverte dans le long mur, il franchit les buissons et les pierres, les buttes sans marques et les trous recouverts d’herbe et commença à gratter le sol recouvert de gravier avec sa bêche tranchante. Pendant ce temps il parlait, s’arrêtait quelque fois pour essuyer son front en sueur. Le cimetière était situé sur une colline, limité d’un côté par un haut mur, de l’autre par des buissons

sauvages. Au-dessus des buissons on pouvait voir dans la profondeur la mer enveloppée dans le ciel bleu et les nuages ronds, comme les prunes au début du printemps. Lorsqu’il eut fini de bêcher, le fossoyeur prit le cercueil et le plaça au fond du trou recouvert de gravier. Il me demanda une cigarette puis recouvrit le cercueil avec des cailloux, des pierres et des décombres. Il roula quelques pierres blanches et dures sur le trou, s’essuya de nouveau le front et me fit signe qu’on pouvait aller. “Je n’aurais pas pu vous donner une meilleure place” dit-il. “Ce coin est le meilleur, car on peut le retrouver si on le cherche. D’ailleurs, Monsieur, si vous avez besoin de moi, vous me trouverez toujours ici Si je n’y suis pas, demandez à n’importe qui où je suis. Mais ou mon frère, ou moi, nous sommes toujours là “Alors, au revoir Monsieur”, dit le fossoyeur, prenant sa bêche sur l’épaule, il se mit en marche devant moi vers la porte conduisant au

cimetière. Les semaines suivantes, pendant qu’Aguida vivait encore, ont passé sur nous comme une nuit sombre, inquiète et pleine d’horreur. Après la 75 mort de notre petite fille, elle passa ses jours à pleurer et à gémir. Plus tard, elle se calma “Quand j’irai mieux” disait-elle avec un sourire silencieux, “je tâcherai de me fortifier et de continuer à te soigner. Mes premiers pas me conduiront au cimetière, je porterai des fleurs sur la tombe de la petite. Nous y ferons aussi une marque pour qu’on ne rouvre pas le trou et qu’on ne la jette pas dehors. Quand j’irai mieux, j’irai me confesser, car je sais bien que Dieu punit mon péché. Tu m’épouseras, n’est-ce pas?” demanditelle en souriant dans ses larmes “Mais même si tu m’épouses, je ne veux plus d’enfants, je ne dois pas avoir d’enfant car mes poumons sont malades et je ne pourrais mettre au monde qu’un petit enfant malade” disait-elle avec un sourire las. “Assieds-toi

ici près de moi” et elle prenait ma main. J’étais assis à côté d’elle au bord du lit et elle me demanda de carreser son front brûlant. “Assieds-toi ici près de moi et avoue que je t’ai causé beaucoup de mal. Je suis devenue malade, depuis un an je ne peux plus rien faire pour toi, et toi, tu t’es usé ici près de moi. Mais ne m’en veux pas, pardonne-moi, quand j’irai mieux tu verras je réparerai toutes mes fautes. Je voudrais bien me lever, mais je crains de ne pouvoir tenir debout.” Parfois pourtant elle essayait de se mettre debout, mais après quelques pas elle était obligée de s’asseoir ou de se coucher. Ses jambes, ses bras, tout son corps s’étaient terriblement amincis, ses os aussi semblaient s’être réduits. “Regarde comme mon bras est maigre”, disait-elle. C’était comme si l’on avait ôté la chair et les muscles d’en dessous sa peau qui gisait comme fanée sur 76 ses os. “Je t’emmène à Chosica” lui dis-je

alors, “nous te louerons une chambre, dans les montagnes tu guériras certainement. Si Chosica n’aide pas nous irons encore plus haut dans les montagnes ou si tu ne supportes pas bien les hautes montagnes je t’emmenerai à Miraflores au bord de la mer.” Nous avons emballé les objets nécessaires et le lendemain nous sommes partis pour Chosica, dans les hautes montagnes. Cette station climatique avait été fondée pour des poitrinaires dans une étroite vallée encaissée pleine de sanatoriums, hôtels et villas entre les forêts et les rochers couleur de rouille. “Dans quel état est la malade?” demandaient les propriétaires de villas. “Si sa maladie est dans un état avancé nous ne pouvons pas l’admettre pour ne pas faire fuir les autres pensionnaires.” Ce n’est qu’avec difficulté que j’ai trouvé à quelques pas des forêts touffues une pension où on consentait à accepter Aguida. Même là on l’accueillit avec incertitude et méfiance, mais comme

il y avait quelques chambres vides on se chargea de la soigner. “Moi je dois retourner à Lima, je viendrai tous les quinze jours, jusque là ayez soin d’elle et soignez-la consciencieusement. Si son état s’aggrave, envoyez-moi un télégramme pour que je puisse venir” dis-je à la propriétaire de la villa qui contemplait la malade d’un air soucieux. Au bout d’une semaine je reçus un télégramme de Chosica dans lequel la logeuse m’informait que l’état d’Aguida s’était tellement aggravé qu’elle ne pouvait plus la garder. Je partis immédiatement et le jour même nous sommes montés plus haut dans les montagnes. Nous sommes arrivés à Temuco que les gens bien in- 77 formés nous recommandaient. Ce petit village était situé entre de hautes montagnes, entouré de rochers jaunes et roux au-dessus d’une contrée désolée et aride. Non loin du village, à côté de la gendarmerie il y avait un petit cimetière entouré d’un mur en torchis très bas,

à l’ombre de quelques arbres tristes et chétifs. Ici, personne ne pouvait accepter de soigner Aguida, pas une maison, pas une famille. Nous avons passé la nuit à l’hôtel qui se trouvait dans le bâtiment de la gare, dans un calme immense et une angoisse désespérée, car je voyais déjà que tout était inutile. “Nous allons à Miraflores” dis-je à Aguida qui gisait tranquillement sous les épaisses couvertures, tout à fait impuissante, avec un regard sans éclat. “Il arrive que ce qui fait du bien à un malade n’est pas bon pour l’autre. Toi – à ce qu’il semble – l’air des montagnes ne te fait pas de bien, nous allons donc essayer la mer. A Miraflores, tu te remettras certainement, tu guériras et te lèveras de nouveau.” Un immense calme s’étendait dans cette nuit froide au-dessus du petit village, seul quelques chiens aboyaient. “Ne me laisse pas périr” chuchotait Aguida dans la chambre obscure, car c’était déjà la nuit et la lune

luisait sur les rochers couleur de rouille. “Je prie toujours pour que Dieu ne me punisse plus. Je serai sage dorénavant, j’ai expié pour tout, je suis devenue malade, ma petite fille est morte, j’ai beaucoup souffert, maintenant on ne veut plus me donner asile nulle part. Peut-être qu’à Miraflores non plus les gens ne voudront pas m’accueillir. J’ai souffert toute ma vie, j’ai travaillé et n’ai vécu que depuis que je te connais «a non plus n’a pas duré longtemps, je suis devenue 78 malade et j’ai été à ta charge, ne le nie pas. Mais si je guéris je te promets de t’être bien reconnaissante, je t’aimerai bien et te rendrai heureux, je te soulagerai de beaucoup de peines, tu ne t’apercevras même pas que je suis près de toi, je me ferai tout toute petite et je travaillerai” disaitelle, prenant ma main dans ses mains osseuses et caressant mes doigts avec tourment. Comme je le craignais, à Miraflores il n’y eut non plus personne qui

voulut accepter de soigner Aguida. Elle ne remuait qu’à peine, elle n’avait presque plus de force, elle était couchée dans notre logement de Lima dans son lit toute impuissante, mouillée, en sueur, le regard terne, dans cet air lourd et chaud, car le printemps arrivait, c’était vers la fin du mois d’août. Il pleuvait, ce qui était assez inhabituel dans cette région. Une immense pluie tombait, les maisons étaient pénétrées d’eaux, un brouillard épais envahissait les rues et s’infiltrait dans les chambres par les fenêtres. Seules quelques connaissances venaient chez nous, s’arrêtant à la porte avec une prudente discrétion ou prenaient place sur une chaise éloignée du lit d’Aguida. Un matin, en se réveillant, Aguida avoua en pleurant que elle avait des insectes dans les cheveux et que son corps démangeait insupportablement. Une vieille négresse venait depuis notre retour des montagnes la laver et peigner ses cheveux, les badigeonner de pétrole,

changer les compresses humides, la consoler et l’aider à satisfaire ses besoins. “Tout ça vient de la fièvre” disait la vieille négresse, “les poux croissent dans la sueur et la fièvre. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit à l’époque” disait-elle encore. “Si vous m’aviez 79 avertie, j’aurais pris le bébé avec moi, je l’aurais pris dans mes bras et serais allée avec lui de maison en maison pour reçevoir du lait. Le lait des négresses est bon, lui en aurait reçu et n’aurait pas péri, le pauvre.” Cette grosse négresse charitable soignait Aguida, elle la peignait et la nettoyait pendant que j’étais absent du logement, forcé d’arranger mes affaires. “Je ne veux pas m’en mêler” dit-elle un jour, “mais Monsieur ferait mieux d’emmener la pauvre à l’hôpital San Lazaro. Elle ne vit qu’à peine, d’un jour à l’autre elle peut périr. Une fois vous rentrerez ou une nuit en vous éveillant vous verrez qu’elle est morte”,

disait la négresse en fermant la fenêtre devant l’arrivée de lourds brouillards, levant avec peine ses jambes enflées et douloureuses. “Ce serait mieux de t’emmener à l’hôpital, Aguida”, dis-je une nuit en caressant son visage maigre. Elle ne fit aucune objection, ne répondit pas comme si elle n’avait pas entendu, regardant seulement le plafond de la chambre. Le lendemain nous avons de nouveau emballé les vêtements nécessaires et l’avons conduit en taxi à l’hôpital San Lazaro. On l’a couchée dans une grande salle, dans un pavillon séparée et solitaire, parmi des malades las et jaunes. Chaque jour des malades y mouraient, séparés par des paravents colorés, dans le brouillard qui se dissipait et sous un soleil fuyant. Aguida eut un lit entre deux femmes indigènes, à l’ombre d’un immense palmier, car sa fenêtre donnait sur le jardin. “Ici je me sens bien” disait Aguida lorsque j’allais la voir les après-midi aux heures de visite.

“C’est un lieu qui a mauvaise réputation, on dit 80 que ceux qui viennent ici, ne seront transportés qu’au cimetière. Moi, je sens que je retournerai bientôt chez toi. Je sens que je serai encore très heureuse avec toi. Nous oublierons beaucoup de choses, nous oublierons la mort de notre fillette, la souffrance, les douleurs, l’humiliation, car n’est-ce pas si je sors d’ici tu m’épouseras, on se mariera. Mais si je me trompais je te prie de ne pas toucher à d’autres femmes pendant longtemps, pendant un an, le temps où j’ai vécu avec toi. Je pense que tu peux satisfaire cette demande Si tu m’aimais, si tu veux garder mon souvenir tu le feras”, disait-elle avec un sourire silencieux et triste. Elle serrait ma main faiblement C’est dimanche après-midi que je l’ai vue pour la dernière fois. Là encore elle m’a prié de l’épouser afin de sauver son âme de la damnation. “Il ne faudrait dire qu’un seul mot” disaitelle tout bas pour que

les malades d’à côté ne l’entendent pas. “Il ne faut dire qu’un seul mot à la soeur et le prêtre viendra tout de suite. Maintenant je sens que je suis vraiment malade, ici il meurt quelqu’un tous les jours. De la même façon que les autres périssent, je peux périr moi aussi. Je ne veux pas paraître devant Dieu l’esprit impur, je ne veux pas être damnée pour des péchés que je n’ai même pas commis. Car je t’ai aimé et j’ai toujours vécu honnêtement pendant toute ma vie. Dis à la soeur de faire venir un prêtre. Qui sait, peut-être vais-je mourir tout d’un coup” disait-elle en me suppliant et levant son regard vers moi avec lassitude. Le remords de la méchanceté qui m’a fait me soustraire à son humble désir me tourmente en- 81 core aujourd’hui. Pour de vils prétextes et des traînasseries lamentables, j’ai repoussé le mariage au jour suivant. Je la trouvais en effet plus gaie et rien ne présageait sa fin proche. Elle

était pleine de joie, plus vive et plus en forme que les jours précédents. “Maintenant je dois me dépêcher” lui ai-je dit, plus tranquille moi-même. “Quelques amis m’attendent à Callao, il faut que je me rende chez eux. Mais je reviendrai demain et nous nous marierons. Tu peux dire à la soeur d’avertir le curé. Tu n’as pas raison de t’inquiéter, je vois déjà que tu guériras sûrement. Reste couchée tranquillement, reste couchée et repose-toi. Dans quelques semaines peut-être nous pourrons nous promener”, lui disais-je en embrassant son front. Il était trois heures quand je sortis de l’infirmerie et me hâtais à Callao pour ne pas manquer le rendez-vous fixé avec mes amis. Il pouvait être dix heures du soir quand je rentrai dans mon logement. Glissé sous la porte, un billet officiel m’attendait, m’avisant qu’Aguida était morte à quatre heures de l’après-midi. J’ai passé toute la nuit à flâner dans le brouillard flottant et la

pluie bruinante. Je me sentais infiniment malheureux, malheureux et misérable, plein de doutes et de remords. “Pourquoi ne l’ai-je pas épousée?” Je me tourmentais “Pourquoi ne nous sommes-nous pas mariés, pourquoi ne lui ai-je pas procuré cette assurance, cette dernière tranquillité dans sa vie perdue et ruinée?” “Pourquoi ne l’ai-je pas fait avorter, il y aurait certainement eu un médecin pour aider la malade. Pourquoi ne l’ai-je pas mieux protégée, ça aurait été sans doute possible, je le voulais 82 sans doute moi-même, qu’elle se perde, qu’elle périsse, pour que je puisse mener de nouveau une vie libre et irresponsable.” C’est ainsi que je me torturais en marchant à vive allure dans le brouillard qui se dissipait lentement, et dans la pluie fine. Je suis arrivé au terminus des tramways de Callao où se trouvait l’hôtel Bolivar. Je suis entré au restaurant de l’hôtel et me suis assis à côté de l’orchestre. Un orchestre

viennois jouait justement à sa manière pédante des morceaux sentimentaux. De grosses femmes blondes dans des robes de soirée fort décolletées et des hommes maigres, à lunettes, habillés en noir avec des violons sous le menton et des accordéons suspendus à leurs épaules composaient l’orchestre. Je restais assis là à la table jusqu’aux heures avancées de la nuit, comme lors de la mort de mon père, pour me consoler à ma manière. Après minuit l’endroit ferma Je marchais encore quelque temps dans les rues, d’abord évitant les prostituées, plus tard leur adressant la parole. Puis, à cause de la pluie, je m’assis dans un cabaret chinois. Parmi les filles faisant le trottoir il y en avait une maigre braillarde aux cheveux noirs, aux yeux noirs avec des grelots au bras et un chapeau ridicule sur la tête, que je connaissais depuis longtemps de vue, mais que jusqu’ici je n’avais pas abordée. “Demain c’est fête”, dit la fille braillarde “celui qui

est malin commence la fête dès aujourd’hui. J’aime les fêtes” dit-elle en tournant les yeux vers le ciel avec ferveur, “car les jours de fête il y a de la musique, les messieurs viennent plus facilement avec nous et l’argent tombe mieux. Si tu es malin commence la 83 fête avec moi” dit-elle en mettant son bras plein de grelots et de bagues sur ma main au-dessus de la table. Je payais vite et partis sans dire un mot, pris de vertige, incertain, irrité et bouleversé. La fille sortit derrière moi avec une agressivité tracassière. Le tramway ne circulait plus, j’allais donc à pied me dépêchant et regardant sans cesse en arrière si la fille maigre me suivait. Elle marchait toujours derrière moi avec une persévérance obstinée, traversant le pont, au-dessus de l’eau sale, descendant de l’autre côté du Rimac, par les rues désertes, entre des maisons sombres, baignées de pluie. J’ouvris la porte de mon logement et la laissais entrer devant

moi. A l’aube le désespoir m’envahit, je m’assis sur mon lit et secouais les épaules de la fille dans le demijour du crépuscule. “Ramasse immédiatement tes affaires” lui dis-je avec emportement “voici de l’argent et va-t-en. Fais attention que personne ne te voie. File d’ici, laisse-moi seul” criai-je avec une colère effrayante. La fille s’habilla lentement, prit l’argent et s’en alla sans dire un mot. Je suis resté seul avec mes spectres dans la chambre en désordre parmi les affaires éparpillées d’Aguida et les objets de ma fillette morte. En arrivant à l’hôpital San Lazaro on me dirigea à la morgue où Aguida était déjà habillée et couchée dans le cercueil. “Voulez-vous la voir Monsieur?” demanda un employé de l’hôpital, “vous pouvez encore la voir si vous vous hâtez, nous allons justement fermer le cercueil”. Je fis un signe négatif et me retirais entre les plantes florissants du jardin en attendant qu’on sorte le

cercueil de la morgue. C’était une caisse noire en planches rabotées dans laquelle Aguida gisait 84 sous le couvercle cloué. On la porta à travers le jardin fleuri. Dehors, à l’entrée, un corbillard tiré par deux chevaux à panache attendait et le cocher faisait claquer son fouet. “Nous ferons un petit détour, Monsieur” dit le cocher du haut de son siège, “nous ferons un petit détour car c’est fète aujourd’hui, une grande fète et la route ordinaire est barrée, ainsi il nous faudra faire un petit détour”. “Qu’est-ce qu’on fête?” demandai-je aux badauds qui se bousculaient endimanchés à l’entrée de l’hôpital. “C’est la liberté que nous fêtons, Monsieur” dit un jeune homme avec un petit bouquet de fleurs à la main, pauvrement vêtu, mais bien lavé, une cocarde sur la poitrine. “La liberté et l’indépendance, c’est ce que nous fêtons aujourd’hui comme chaque année tant que nous vivrons et tant que l’Amérique

du Sud existera. Ce n’est pas une petite affaire que la liberté, Monsieur, il faut l’acquérir, il faut l’estimer à sa juste valeur, et il faut la défendre” dit le jeune indigène en souriant amicalement. Nous sommes arrivés par un détour, un grand détour même, au cimetière. En route la foule a tout le temps obligé le cocher à s’arrèter, et nous avons dû attendre que le cortège passe, pour pouvoir traverser les débris et ordures qui couvraient le pavé. Partout il y avait de la mu-sique, de la musique militaire pour animer les troupes qui défilaient et pour distraire les citoyens pacifiques, les vieillards et les mères occupées de leurs enfants. Le temps que nous soyons arrivés au cimetière le soir commençait à tomber. Le fossoyeur nègre me salua d’un sourire aimable, poussant devant lui son frère, pour enlever à deux le cercueil du char. “Je savais que Monsieur reviendrait” dit le fossoyeur nègre clignant de 85 l’œil familièrement.

“En général je sais qui sont ceux que je vais rencontrer encore une fois. Maintenant Monsieur aura une meilleure place, une belle place, tout près du mur au-dessous de la colline, avec une vue merveilleuse sur la mer. On mettra le cercueil dans le mur, car ici la terre coûte cher, nous la cultivons plutôt ou nous y construisons des maisons; les morts nous les plaçons dans des murs en deux rangs l’un audessus de l’autre. Chaque année vous avez la possibilité de relouer la place, si vous ne la relouez pas on met les morts délaissés dans une fosse commune car on a besoin des places et il faut les payer. Alors ce sera la case de la dame, ici elle peut reposer tranquillement pendant un an. Nous l’emmuraillerons en bonne et due forme, nous écrirons son nom sur la tablette pour que vous puissiez la retrouver même au bout d’un an. Quel nom devons-nous peindre sur la tablette, Monsieur?” demanda le fossoyeur nègre en se précipitant déjà sur son seau de chaux. Un

pinceau à la main et une cigarette aux lèvres, il bouscula son frère qui était toujours occupé à cimenter la tablette. “AGUIDA REMENYIK” c’est ce que vous devez y peindre” dis-je et je lui ai même écrit le nom sur un papier pour qu’il puisse le copier exactement. “Nous avons fini, Monsieur” dit le fossoyeur tenant le seau à la main; il secoua encore la peinture de son pinceau “je crois que pour aujourd’hui nous pouvons terminer le travail. Après tout, c’est fête, une fête rare, tous ceux qui peuvent y prendre part, doivent se réjouir. C’est une grande affaire Monsieur que la liberté, que d’être libres, indépendants, point liés. C’est ce qu’il y a 86 de plus grand au monde, Dieu m’est témoin! Je ne dis pas, il y en a qui ne saisissent pas ce que ça signifie, peut-être parce qu’ils n’ont pas été esclaves. Mais nous, nous l’avons été, Monsieur, pendant longtemps, nous savons ce que ça signifie et peut-être est-ce

pourquoi nous l’apprécions tellement. Car cette terre est libre, des hommes libres et indépendants vivent ici, même s’ils sont pauvres. Ne vous affligez pas, Monsieur, retournez vous aussi à la ville et fêtez ce que la vie peut donner de plus grand, la liberté!” dit le fossoyeur nègre et ses outils à la main, suivi de son frère, il s’achemina à pas pressés vers la sortie. Alors c’était fini, il est vrai, pas pour rien, mais au prix de deux morts. C’était irrévocablement fini Je ne nie pas, il serait inutile de le nier, j’étais heureux et calme. Alors que j’avançais le long du mur vers la ville dans la nuit épaisse, sous la lune qui se levait, je sentais profondément, très profondément cette tranquillité et ce bonheur. J’ai senti cette nuit la résurrection de mes forces disparues avec un peu d’incertitude encore, mais à chaque pas de plus en plus fort. Comme si ces forces tant choyées autrefois s’étaient sauvées loin de moi, comme si je

les avais rejetées pour qu’elles s’en aillent, qu’elles me quittent, elles rôdaient cachées dans des régions inconnues. Inquiet, je les avais rappelées souvent, criant à haute voix, mais elles ne revenaient pas, elles voyaient peut-être qu’elles ne pouvaient rien faire de moi. Maintenant elles se présentaient de nouveau, s’approchaient de moi, au commencement encore très timidement mais malgré tout dans leurs formes anciennes, et leur 87 ancienne force. Je me sentais libre, heureux et tranquille, plus riche d’une expérience et de cette certitude: pour préserver mes forces il fallait aussi préserver ma liberté. Ces derniers temps je n’avais plus mon calme, c’est en vain que je cherchais l’issue du labyrinthe de mes obligations. Il y avait des moments où je pensais à la fuite, laissant femme et enfant, car je sentais que ces liens anéantiraient tôt ou tard mes forces. Ma nature ne supporte guère les barrières que la famille, femme et enfant,

érigent autour d’elle. Je souhaitais souvent le retour à mon ancienne vie, à n’importe quel prix, à n’importe quel prix! Je n’attendais plus rien de la vie, me tourmentant des nuits entières et me demandant ce qu’Aguida deviendrait si je partais. Je comprenais de mieux en mieux que la seule issue ne pouvait être que la mort. J’y ai souvent pensé avec ruse et calcul, j’ai même fait des projets en attendant son secours. Je n’aurais pas pu abandonner femme et enfant, malades ou saines. Je souhaitais donc, comme unique solution, leur mort. Aussi cruel que cela paraisse, je la souhaitais, et ce souhait s’est accompli maintenant. Je sentais en effet mon inaptitude à une vie calme et paisible, passée à remplir des devoirs et à soigner de tendres sentiments. Cette aventure tragique – si je n’en avais pas encore été conscient – était la preuve pour moi que je n’étais point fait pour de telles besognes. Pendant des nuits je me tourmentais, me demandant

ce que ma femme et mon enfant deviendraient si je partais, oui, j’étais obsédé par la vision que mon enfant se perde, qu’elle s’égare parmi les autres malheureuses, que mon amante bonne et fidèle se pervertisse ou reste seule dans 88 une si misérable situation, que moi, qui suis responsable de tout, je ne trouverai grâce nulle part. Ainsi me vint le désir qu’elles périssent toutes les deux, soit lors de l’accouchement, soit par suite de maladie, qu’elles périssent pour leur propre bien car je voyais bien que leur vie et leur avenir étaient tout à fait désespérés, du moins tant qu’elles resteraient près de moi. Ainsi naquit en moi ce désir qui maintenant s’est réalisé sans appel. Bien que le souvenir soit encore tout frais et la douleur gémissante, j’étais heureux et tranquille. C’est ainsi que j’avançais le long du mur en pierre vers la ville. J’allais à pied, à pas lents, fumant une cigarette, mon chapeau à la main, sous les

arbres bourgeonnant. Et alors, je me le rappelle encore, arrivé entre les maisons des alentours de la ville, à Cinco Esquinas, deux religieuses s’avançèrent vers moi Elles conduisaient par la main une fillette en lambeaux, triste et pleurnichant. Elles marchaient humblement, prêtant toute leur attention à l’enfant. Comme je m’écartais pour les laisser passer sur le trottoir étroit, elles s’arrêtèrent et me saluèrent d’un signe de tête. Elles étaient jeunes, aimables, désorientées et modestes “Ne le prenez pas en mal, Monsieur” dit l’une d’elles, “nous ne connaissons pas cet endroit, excusez-nous si nous vous dérangeons. Ne pourriez-vous pas nous dire où se trouve le lupanar?” Au premier instant, comme si je n’avais pas compris clairement, je leur demandais de répéter. “Nous cherchons le lupanar, Monsieur” répéta docilement la religieuse, “nous ne savons pas ce que c’est, nous n’en avons jamais entendu parler, c’est pourquoi

nous 89 sommes obligées de déranger quelqu’un pour nous renseigner. Nous avons trouvé cette fillette ici dans la rue, elle pleurait et quand nous lui avons demandé où elle allait, elle nous a dit qu’elle avait perdu son chemin. Elle habite le lupanar, comme elle dit, avec sa mère, et maintenant elle ne retrouve pas le chemin C’est notre devoir, Monsieur, d’aider les pauvres et les abandonnées, nous devons aider cette fillette à rentrer chez elle, puisqu’elle est égarée”, et disant cela elle prit son mouchoir pour essuyer les yeux de la petite. Étranger moi-même à ce quartier, je me vois encore honteux et confus, offrant avec empressement mes services aux religieuses et demandant aux gamins flânants dans la rue, le lupanar qui devait être dans les environs. Je vois encore la rue large et sombre avec ses nègres rôdants et ses indiens enveloppés dans des haillons, accroupis devant leurs huttes en torchis. Je vois encore les maisons pavoisées et

j’entends le criaillement rauque des tourne-disques, je sens le vent agiter les arbres, remuer la poussière et monter jusqu’au ciel, ranimer les étoiles. Je vois encore les deux religieuses et la fillette et je me vois moi-même marchant dans la direction indiquée pour rendre ce service charitable selon les lois compliquées de ce monde. Maintenant je sais, en me voyant sérieux et triste entre les deux religieuses, conduisant par la main l’enfant, que c’est à ces minutes que je suis devenu un homme, c’est à ces minutes que j’ai reconnu ce qu’était que le devoir et comment doivent être comprises les lois matérielles et morales de ce monde. Là, à ces instants, j’ai senti pour la pre- 90 mière fois, sans hésitation, ma vocation, ma mission, c’est dans ces instants que j’ai reçu pour la première fois une leçon sur la fidélité, l’amitié, l’honneur, la responsabilité, la charité et la patience, sur le mépris de l’irresponsabilité, la

défense d’humilier les impuissants. Évitant à pas lents les trous et guidant les religieuses dans la bousculade, je conduisais chez sa mère au lupanar – puisqu’elle y vivait, la pauvre – et puisque je ne pouvais pas conduire le mien, ce pauvre enfant étranger. 91 La Loi Vous avez déjà tenu à tort et à travers tant de propos orduriers et insensés qu’on se demande si vous êtes des êtres humains ou des animaux auxquels même le discernement ferait défaut, tant les rêvasseries et la misère vous sont montées à la tête – dit D. en allumant lentement sa pipe, le dos appuyé contre le mur couvert de photos de magazines en lambeaux. On dirait que vous ne vadrouillez pas sur ces terres depuis des années, tentant chemin faisant tout ce qui peut être tenté par des vagabonds de votre espèce, comme si tout simplement vous étiez venu au monde aujourd’hui, et étiez ignorant de tout. Croyez-vous que même le plus misérable araucan, patagon ou quechua

nous prend pour son égal, nous, qui traînons sans maison et sans patrie sur cette terre bouleversée d’Amérique? Vous rêvez de femmes? D’amour et d’autres histoires de ce genre? D’un toit, de mariage? Mais ne voyez-vous pas que c’est un monde différent? Avec des lois, je pourrais même dire avec des passions différentes, des résolutions et des moyens d’une autre dimension que non seulement nous ne connaissons pas mais en face duquel nous sommes impuissants et démunis. Il faut s’y habituer comme aux fréquents tremblements de terre, ou aux vautours qui tournoient dans le vent au-dessus des Andes. Il faut s’y habituer comme aux forêts vierges d’Amazonie, ou comme à cette pluie battant sans cesse ainsi, en automne, entre Punta Arenas et Coronel. Si vous ne me croyez pas, je vous raconterai une histoire qui m’est arrivée au Nord, au Pérou, 92 il y a de cela trois ou quatre années. J’étais épris d’une indienne, d’un amour dévorant qui a

presque eu ma peau, et aussi celle de cette pauvre fille, car nous n’avons pas respecté ces lois ancestrales qu’on ne peut franchir. Au lieu de discourir chacun à votre façon à tort et à travers de ces choses, écoutez cette histoire, car elle parle justement de ce qui vous travaille depuis de longues semaines, et pour sûr depuis plus longtemps encore, depuis que vous vagabondez par ici en Valdivie, Patagonie, ou même plus au Nord, au Brésil ou en Bolivie. Ecoutez donc, et si vous êtes assez dégourdis, appliquez ce qui suit à votre propre sort. () Je ne veux pas rendre compte ici de mes débuts, de mes premières souffrances, des premières semaines lamentables de faim et de misère qui sont l’apanage naturel d’une existence transplantée dans un milieu étranger. Vous le savez certainement, vous tous qui êtes assis autour de moi, quel enfer, quelles souffrances et quelles humiliations doit traverser l’homme de notre espèce, jusqu’à ce qu’il se soit fait

une place pas plus grande que la paume de sa main, parmi des peuplades étrangères de corps et d’âme, sur un continent lointain et inconnu. Les premiers temps, à peu près pendant trois pénibles semaines je travaillais dans une huerta, un jardin fruitier entouré de murs de torchis, entre Callao et Lima, non loin de la route qui mène à la mer. La nuit, quand les oiseaux sauvages se calmaient, des autobus fonçaient à côté des tomberaux cahotants en direction du port illuminé. Puis, vendeur ambulant en haut, à Chosica, entre les montagnes dénudées et arides, à 93 quelques heures de chemin de fer de Lima, je me suis mis au service d’un maire lithuanien qui vivait sur le dos de la population pauvre, ignorante de la montagne, et faisait un commerce de toutes sortes de chiffons, tissus, toiles, et soies défraîchies. Cela a duré quelque six semaines, puis je suis redescendu à Lima où j’ai trouvé du travail sur une consturction, aux environs du zoo. Là, toute

une rangée de nouvelles maisons se construisait, entre quelque établissements d’état, peut-être le musée agricole, et le zoo. J’ai transporté les briques et gâché le mortier, poisseux, en sueur, torse nu, mes sandales et mon pantalon en haillons sous le soleil tropical sauvage, dément. C’est dans cet état lamentable, inhumain que j’ai fait la connaissance d’une jeune fille qui s’appelait Isabelle Aranibar et était originaire de la région lointaine d’Arequipa. Issue de parents indiens misérables, elle habitait non loin de l’emplacement de la construction une maison basse à fenêtres grillagées, dans la famille de son parrain, un colonel, qui avait vécu dans le temps en garnison à Arequipa, et qui au moment de sa mutation avait amené avec lui à Lima comme servante l’enfant encombrante pour sa famille. Là, dans cette maison, chez le colonel, elle s’occupait des enfants, faisait les achats et s’affairait dans la maison, avec cette patience

surhumaine, ce mépris de la vie reconnue sans but, qui est général chez les indiens et qui caractérise si bien les descendants de la tribu bien connue des quechua. Ainsi arrachée aux siens dispersés aux environs d’Arequipa, elle n’avait qu’un contact relâché avec ses parents vivant dans les montagnes, leur 94 envoyant, à de rares occasions, des messages, et aussi de l’argent, si elle en avait, soulageant ainsi leur sort misérable. Isabelle avait dix-sept ans Elle était silencieuse, paisible et modeste. J’ai dit tout cela en guise d’introduction: j’aurais pu commencer là où commence la partie de mon histoire qui va vous intéresser. En fin de compte, je ne veux vous raconter qu’un fragment de ma vie, de mes luttes et de mes épreuves, notamment ce triste et douloreux amour qui me lie encore aujourd’hui à cette pauvre Isabelle Aranibar, tout comme si le sort et les lois ancestrales ne s’étaient pas interposés entre nous deux. Je commence donc là

où nous en étions au troisième mois de notre amour, quand Isabelle, quittant la maison du colonel, aménagea dans ma chambre louée à proximité de la place appelée Cinco Esquinas. C’était au voisinage immédiat des huertas fruitières qui entouraient la ville telle une forêt vierge, surplombée par la montagne rocheuse et aride de Saint-Christophe. Son départ n’alla évidemment pas sans menaces, reproches, prophéties obscures et avertissements, car, bien que dans ce milieu de la société péruvienne ce genre de cohabitation et d’amour soit habituel, en raison de ma situation d’étranger d’origine lointaine, Isabelle dut accepter, en plus des privations, le dédain et le mépris. Elle savait et acceptait tout cela, quand, avec ses affaires nouées dans un fichu, et sa corbeille à linge couverte de joncs tressés, elle arriva chez moi à Cinco Esquinas. La maison dans laquelle se trouvait notre petite chambre était un bâtiment bas en torchis le 95 long

d’une impasse ou callejón, mal entretenue, que vous pouvez avoir connu de-ci ou de-là, de Valparaiso à Santiago ou plus au Nord, à La Paz, tant ce genre d’habitation est général et commun à toute l’Amérique. La cour et les deux rangées de bâtiments parallèles s’allongeaient profondément dans les jardins, avec quelques palmiers défraîchis au bout, et devant la porte entrouverte un robinet triste et désolé où les habitants tiraient l’eau et déversaient par la même occasion ordure et détritus. C’était déjà le bout de la ville, lieu d’habitation de la population la plus pauvre: paysans quechua descendus à la ville, nègres, chinois et japonais, jaunes, mulâtres et noirs, les uns sur les autres, vivant dans un piaillement incessant. Comme si c’eut été une fête perpétuelle, le gramophone hurlait sans cesse, la banjo vibrait, et la guitare résonnait, le tout en un tel tapage qu’il semblait insupportable de vivre dans ce tumulte. Par dessus

tout cela flottait l’infernal vacarme humain et animal, disputes incessantes, piaillements et querelles, hurlements et criaillements des enfants nus, des chevaux aux pattes lourdes, des chiens vagabonds. La clameur ne se calmait que tard dans la nuit pour laisser place aux cris et battements d’ailes des oiseaux nichés sur les arbres voisins. Nous habitations donc ici, dans cette ambiance, dans une chambre du callejón, propriété de l’épicier chinois de la place voisine, concentrant tout notre effort à nous maintenir en vie et à éviter tout les contacts et toutes les frictions avec les locataires de la ruelle et de ses environs. Moi j’allais à la construction, Isabelle travaillait à la maison. Elle tenait en ordre notre intérieur, 96 nettoyait et faisait la cuisine, lavait et repassait, elle acceptait de laver et de repasser même pour des étrangers et même de nettoyer chez l’épicier, si bien que petit à petit la haine, les racontars et le mépris, qui au

début recouvraient tel un reptile effroyable et gluant notre vie, diminuèrent. Ainsi passaient, aux-dessus de nous deux, s’éclaircissant petit à petit, les semaines et les mois. Un soir, lavé mais fatigué je me reposais sur le lit après mon travail et Isabelle faisait la vaiselle dans la petite arrière-cour, selon la coutume de sa race, accroupie à même le sol, puisant l’eau d’un seau de tôle posé sur le feu, un bruit bizarre se fit entendre. D’abord des grattements, et des coups sourds venant de la porte à moitié fermée. Je me levai du lit, et, croyant que c’était un enfant ou un chien, j’ouvris le battant. Isabelle se retourna en même temps, toujours accroupie, et tenant dans ses mains le récipient ruisselant, elle regarda fixement vers la porte ouverte à présent. Dans l’embrasure se trouvait un homme petit, d’un âge moyen, vêtu d’un long poncho à rayures jeté sur ses épaules. Il portait sur la tête un chapeau plat en feutre épais,

fixé sous son menton par une bride élimée de cuir. Ses pieds nus, osseux, gris de boue séchée, sortaient de dessous le poncho; il était là, recroquevillé sous le poids de la hotte en joncs tressés attachée à son dos. Son visage était imberbe et tanné couleur de cendre, strié de milliers de rides fines dues au vent et au soleil. Sans dire un mot, debout à la porte, immobile, il fixait son regard perçant sur Isabelle. Son visage, son regard, son habillement et même la façon d’être planté là, d’attendre et de se taire, trahissaient le paysan 97 des hauts plateaux. Dès que j’eus ouvert la porte et lui eus demandé qui il cherchait et ce qu’il voulait, il répondit dans une langue à peine compréhensible, mêlant à ses paroles des mots quechua toujours utilisés parmi la population indienne de la montagne, dirigeant son attention vers la petite arrière-cour, où Isabelle attendait pâle, pétrifié, combattant de toute sa force le tremblement

intérieur de son corps. Puis comme quelqu’un d’impuissant face à une force accablante, elle traversa la chambre, et s’arrêtant à la porte, s’inclina devant l’homme en murmurant des mots indiens incompréhensibles pour moi. Le visiteur étranger répondit de la même manière, la voix étouffée et les gestes rapides. Après un moment, comme tous deux se taisaient, Isabelle se tourna vers moi et émue, me dit en tremblant de tout son corps: – Cet homme est le frère de mon père, du nom de Luis Quechuco, comme mon père, et comme moi aussi je l’étais, avant qu’on m’ait amenée des montagnes jusqu’à Lima. Il apporte un message de mon père et de ma mère. Permets-lui d’entrer et de dire ce qu’il doit dire. J’acquiescai sans un mot, et allai au fond de la pièce m’asseoir sur une caisse. L’indien entra, détacha respectueusement son chapeau, de façon que je pus voir dans l’obscurité naissante ses cheveux coupés courts, grisonnants, son front

sillonné de rides épaisses, et ses yeux immobiles, inexpressifs. Je suppose qu’il ne dépassait pas les quarante années. Ensuite, il détacha de ses épaules sa hotte de jonc et la posa devant ses pieds nus avec tant de soin et de précaution qu’on aurait cru qu’il y avait caché un trésor in- 98 estimable. Pendant ce temps, Isabelle alluma une lampe et la posa devant l’indien Luis Quechuco. Puis, comme quelqu’un qui connaît les bons usages ou qui se souvient d’une loi antique qu’elle n’a cependant jamais observée, elle se retira et se mit debout contre le mur. – Tu dis donc, frère, que mon père et ma mère sont vivants, et mes frères aussi, et qu’il ne se passe pas un seul jour sans qu’ils parlent de moi. Puis, me regardant, avec de la fierté dans la voix, elle ajouta: – C’est un grand bonheur pour moi, et aussi pour mon compagnon, que ceux qui sont loin de moi ne m’aient pas oubliée et même qu’ils prennent soin de moi. – Ils prennent

soin de toi, oui, oui, Isabelle, et non seulement ils prennent soin de toi, mais ils te font savoir par ma bouche que si tu respectes encore les vieilles lois, alors tu dois venir avec moi – dit l’indien à sa façon difficile à comprendre, en respirant profondément, et en entremêlant les mots quechua à la langue du Pérou. Je vis frémir Isabelle qui, sans lever la tête, cacha un instant son visage dans ses mains. Puis, afin que je la comprenne bien, moi, assis sur ma caisse, enroulant du tabac dans du papier de maïs, et écoutant patiemment, elle répondit dans la langue qui m’était connue: – Je connais et je respecte les lois antiques, frère, mais mon père, ma mère et mes frères ne doivent pas oublier que je suis partie des montagnes d’Arequipa il y a bientôt dix ans et que ces lois ne me lient peut-être plus guère. – Les lois lient tout le monde dans ce pays – répondit Luis Quechuco en fermant un instant les 99 yeux. Si, si, même ceux qui

pensent qu’ils se sont détachés de la tribu et qu’ils peuvent les outrepasser. Il garda un moment le silence, puis continua ainsi: – On a envoyé un message écrit de Lima à ton père, ta mère et tes frères, disant que tu les offenses, que tu vis avec un étranger et, cela faisant, tu commets selon nos coutumes le plus grand péché. Tu es devenue impure, et tu n’as même pas pensé que tu déshonores tes morts qui ne méritent pas cela. Je les ai apportés pour t’avertir de leur pouvoir si tu t’opposais aux ordres de ta famille. Isabelle tremblait de tout son corps, mais elle resta muette et immobile. Alors l’indien Luis Quechuco sortit de sa poche de la poudre de chaux vive et quelques feuilles de coca sèche de couleur vert foncé et, les mettant dans sa bouche, se mit à mâcher la pâte. Puis, essuyant l’écume de ses lèvres et assourdissant sa voix, il continua ainsi: – Je dois aussi te dire que ma femme est morte après avoir accouché – comme tu le

sais sûrement – de trois enfants mort-nés; elle était devenue si malade que nous n’avons pu la sauver. Nous avons tout fait pour la garder en vie, et pourtant nous ne comptions ni sur son aide, ni sur son travail. Nous l’avons même montée à Cuzco, sur notre dos, avec l’aide de ton père et de tes frères, à la grande fête, où nous nous réunissons chaque année pour le pèlerinage, entre les vieilles ruines, avec nos morts et nos malades. Tout cela ne l’a pas soulagée, nous avons demandé l’aide des prêtres, et puis celle 100 de ceux de nous autres qui savent encore faire fuir et tarir les mauvais liquides, tout est resté vain, pèlerinage, cadeaux, argent offert aux prêtres, et à notre retour à Arequipa, il ne lui est resté que deux, trois jours de vie. Ainsi, je suis devenu veuf, sans enfants et sans femme capable de concevoir, ce qui n’est pas seulement contraire à nos vieilles habitudes, mais encore honteux et infamant, pire qu’une

malédiction ineffaçable. C’est alors que vint la nouvelle, que tu vis ici en déshonorant nos lois, avec un étranger venu de terres lointaines. Tu sais bien quelle est en pareil cas la coutume. Ton père, ta mère et tes frères m’ont dit, voyant mon grand malheur: vast’en, notre frère à Lima, ramène Isabelle et qu’elle soit ta femme – selon le droit, puisqu’elle est la première-née de ton frère aîné – et qu’elle te donne des enfants afin que cesse la malédiction sur ta tête. C’est pour cela que je suis venu, et que je me trouve maintenant ici chez toi Isabelle, et pas seul, mais avec les morts, qui m’aideront dans ma mission auprès de toi. Et tout en parlant, il se baissait déjà, avec un mouvement lourd et épuisé par le long voyage, et levant devant lui avec précaution sa hotte de jonc, il dénoua les lacets avec ses mains rudes et ouvrit le couvercle tressé du panier. Puis en se penchant encore plus profondément, avec des soins redoublés, il

sortit des herbes, mousses et feuilles mortes, une tête séchée couleur de plomb, de la grandeur d’un poing, puis une autre, et encore une autre, et les posa une à une devant lui sur la table, après les avoir nettoyées de la poussière, des herbes et mousses en soufflant doucement. C’étaient les zanzas, les têtes 101 coupées et desséchées des ancêtres de Luis Quechuco et aussi ceux d’Isabelle. En voyant cela, Isabelle se cacha à nouveau le visage, vacilla, puis pâle comme la mort, sans quitter du regard les zanzas posés sur la table, avança à pas indécis jusqu’à la caisse. Là elle s’assit et, se blotissant contre moi, me saisit la main – Vois-tu, ce qu’ils font de moi? dit-elle en tremblant. Ce sont des sauvages, pour me faire peur, ils m’envoient leurs morts! Est-ce possible, ils exigeraient cela, mes frères, mon père et ma mère? Ne permets pas qu’ils me ramènent chez eux par la force, qu’ils m’arrachent à toi! – Personne ne

veut te ramener par la force, ce serait puni par la loi, la loi des gringos et celle des étrangers – dit alors l’indien, et pour la première fois un sourire léger et dédaigneux apparut sur son visage. Ton père, ta mère, tes frères et moi nous ne faisons que te rappeler notre loi ancestrale, et ces morts ne font rien de plus. Tu ne dois même pas insinuer que nous voulons te ramener par la force si tu ne veux pas me livrer aux exterminateurs de ta propre race. Un instant plus tard, levant ses yeux à nouveau sur Isabelle et sans ôter la coca de sa bouche, il nettoya avec sa langue épaisse et noire la mousse grise qui suintait au bord de ses lèvres: – Maintenant, j’ai dit pourquoi j’étais venu, Isabelle. C’est le désir de tes frères, celui de ton père, de ta mère et des morts. A présent, tu n’as plus rien à chercher à Lima, quitte l’étranger, et viens avec moi. C’est aux environs d’Arequipa et de Cuzco, parmi nous autres qu’est ta place. Parce

que telle est la loi, Isabelle, et cette loi, aucun d’entre nous ne l’a encore déjouée impuné- 102 ment. – Donne-lui de l’argent, chéri! cria Isabelle en m’enlaçant. Puis, sans me lâcher, désespérée et tremblante de tout son corps, elle cria à l’indien Luis Quechuco: – On te donne de l’argent, oncle Luis, frère de mon père, rentre, et dis que tu ne m’as pas retrouvée à Lima, ou bien tu peux aussi dire que je t’ai chassé de la maison et que je me suis moquée de toi. Ils peuvent s’ils veulent me maudire, m’enterrer, m’effacer de leur souvenir! Dis à mon père, à ma mère et mes frères que j’ai refusé d’obéir à leur ordre et que je ne retournerai pas avec toi à Arequipa, pour être ta femme! L’indien Luis Quechuco se leva lentement, et comme s’il n’avait pas entendu un seul mot, comme s’il était devenu sourd, il remit les zanzas dans le panier tressé de jonc entre les herbes et les mousses avec des gestes lents. Puis,

d’un mouvement dédaigneux de sa main osseuse et rude il écarta l’argent, toute notre fortune, qu’Isabelle avait posé à côté de la lampe, et lourdement, comme s’il soulevait un fardeau pesant, il attacha le panier sur ses épaules. Ensuite, il mit son chapeau, serra la bride sous son menton, tout cela sans dire un mot et sans regarder Isabelle. Il me regardait plutôt moi, fixement, comme on regarde un objet à mesurer, un arbre, une bête, en emmagasinant minutieusement tous les détails de mes traits dans sa mémoire. Mais il fit tout cela sans en avoir l’air, nous ne nous le rappelâmes que bien plus tard quand le malheur se fut déjà abattu sur nos têtes. – Alors, si telle est ta réponse, je n’ai plus rien à chercher ici, dans cette maison – dit Luis Quechuco se retournant une dernière fois à la 103 porte, en grattant sur le seuil la boue fangeuse séchée sur ses pieds noirs. Peut-être changerastu d’avis Ou bien crois-tu pouvoir briser la

volonté de ton père, de ta mère, de tes frères et celle des morts avec cet argent, cette poignée de chiffons? Rangez cela, aucun de nous à Arequipa ne veut se faciliter la vie avec le prix de votre sueur, ni déjouer les lois! Puisque tu refuses, que cela soit, mais tu le sais bien, Isabelle, et, s’il ne le sait pas encore, l’étranger l’apprendra aussi: si notre force et notre pouvoir sont fini ici au Pérou, personne ne peut pour autant briser la volonté des morts! Nous avons passé la nuit éveillés, couchés sur notre lit, les yeux ouverts, écoutant derrière la porte fermée le son des guitares qui pénétrait de la rue, le vacarme des ivrognes puis au lever du jour le bruit des oiseaux s’éveillant sur les arbres fruitiers derrière les murs de torchis. – Il reviendra et s’il le faut il m’amènera par la force à Arequipa – chuchotait Isabelle qui se redressait sur le lit, les cheveux dénoués. Elle épiait les pas sourds qui passaient de temps à autre

devant la porte, les cris stridents des nègres ivres dans la rue, les pas rapides des rats et chiens, leur couinement du côté du fumier. – Ferme la porte et ne le laisse entrer pour rien au monde, disais-je, m’efforçant de la calmer. Si tu es seule à la maison et que moi je sois au travail, ferme la porte à clef et ne laisse entrer personne. Ton père, ta mère et tes frères ne peuvent rien faire. Comment pourraient-ils nous nuire? Ces morts, ces fétiches sans vie, ces restes atroces, comment pourraient-ils avoir un pouvoir sur des êtres vivants? Ce ne sont que de 104 méchantes superstitions et des magies ridicules. Calme-toi, ma chérie! Peut-être que Luis Quechuco est déjà en train de rentrer à Arequipa, pieds nus, peut-être qu’il disparaîtra comme il est venu, et que nous ne le reverrons plus jamais! – Ne crois pas ça! Tu verras qu’il reviendra, et qu’il se servira de tous les moyens pour me ramener. Je connais leur force, leur pouvoir, leur

intrépidité. Ce que j’ai fait, moi, est le plus grand péché à leurs yeux. Impardonnable, même la mort ne peut le réparer. Tu verras, il reviendra et déchirera notre amour! Et les choses se passèrent comme Isabelle les avait pressenties. Le lendemain soir quand, mon travail terminé, je rentrai de la construction, jetant un coup d’oeil dans la cour, je vis que l’indien Luis Quechuco était planté de l’autre côté de la rue, face au grand portail, trempant ses pieds nus dans le caniveau, son long poncho sur les épaules, et le panier de jonc tressé sur le dos. Il était là, à attendre, sans manifester le moins du monde qu’il m’ait aperçu, il attendait, attendait, sans quitter la cour de son regard immobile et indifférent. Il resta ainsi pendant de longues heures. Comme s’il guettait quelque chose, un appel, un signe pour entrer dans la cour et s’approcher de nous. Il ne partit que quand la nuit fut tombée. La scène se répéta le lendemain, puis les

jours suivants, et d’après ce que racontait Isabelle, il apparaissait dans les environs déjà tôt dans la matinée, et se plantait dans la rue ou bien s’asseyait sur le sol dans l’entrée d’une crèmerie voisine, selon la coutume des indiens des hauts plateaux. Il ne pénétrait jamais dans la cour, il 105 n’épiait que de l’autre côté de la rue, se retirant à l’ombre quand le soleil était brûlant, ou trempant ses pieds dans le caniveau. Vers le soir, il s’asseyait à l’entrée de la crèmerie pour manger quelque chose tiré de son sac. Puis brusquement il disparut. Seulement pour deux jours, il est vrai, et pour réapparaître d’une façon encore plus inattendue, plus surprenante. Après deux jours, subitement, on le vit sur le siège d’une grande charrette, transportant de la bière, déchargeant devant l’épicier chinois et à la buvette d’en face, roulant des tonneaux et traînant péniblement des caisses en compagnie d’un autre jeune

indien. Puis il reprenait la route, dans son long poncho, et son chapeau attaché sous le menton, et s’arrêtait à la porte de notre cour pour y soigner et nourrir les chevaux fatigués. Maintenant, je me rendais compte moi-même que l’indien Luis Quechuco attendait quelque chose, qu’il préparait un coup et que, pour le faire, il avait même accepté de travailler, en se fixant à Lima pour le temps nécessaire à la réalisation de ses plans. Ainsi passa une semaine, avec un jour sur deux les apparitions de l’indien Luis Quechuco siégeant sur le chariot chargé de caisses et de tonneaux; il s’arrêtait toujours face à la porte pour soigner et nourrir ses chevaux, et pour nous guetter. Cette façon de nous épier parut bientôt suspecte aux autres habitants du long callejón. Il y en eut quelques-uns, surtout parmi les femmes, qui, entourées de leurs chiens, chats et de leurs enfants sales, débraillées et désœuvrées, s’assirent au dehors le long du mur de

torchis sous les arbres et, chuchotant et ricanant, 106 se mirent à cuisiner des intestins sur un feu ouvert ou à peigner leurs longs cheveux. Mais ce qui est pire, il arrivait qu’en signe de leur mépris ou de leur colère renaissante, ils vident la nuit devant notre porte leurs immondices, avec l’intention de jeter sur nous des maléfices. Des poils de bêtes dépecées, des plumes, des rats crevés pendaient au-dessus de notre fenêtre sur le mur. En même temps que tout cela, je commençais à ressentir une douleur autour de mes reins, si faible au début que je n’y attachais aucune importance. Je faisais un travail dur à la construction des environs du zoo et je pensais que, m’étant surmené, j’avais peut-être attrapé un tour de rein, ou bien j’avais reçu un coup, ce qui est pour ainsi dire inévitable dans ce genre de travail. Mais le mal au lieu de diminuer les jours suivants s’accrut. Mes pieds se mirent à enfler, comme ceux des malades du coeur

hydropiques, au point que, devenus de véritables troncs, je ne pouvais presque plus les soulever sans engourdissement et sans douleur. Puis après s’être rempli de petites cloques brûlantes, l’intérieur de ma bouche se mit à se couvrir de pustules. La douleur insupportable ainsi que la fatigue de plus en plus grande me contraignirent à quitter mon emploi, et je dus même me mettre au lit n’ayant plus la force de marcher à tâtons autour de la chambre, ou de m’accroupir au soleil brûlant devant notre porte dans la cour. Quand une nuit, réveillé brusquement, je fus pris de vomissements, Isabelle eut à peine la force de me soutenir jusqu’à la petite arrière-cour au bord du canal. Alors, brusquement, tremblant 107 de tout son corps, elle se mit à sangloter. C’était avant minuit, le criaillement inquiet des oiseaux s’élevait strident des branches des arbres fruitiers derrière le mur de torchis. – Ce qui t’arrive, chéri, ne vient pas de ton

corps, c’est une magie, c’est le woodoo! C’est dirigé contre toi par Luis Quechuco et par mon père, ma mère, mes frères et les morts. Il veut t’éliminer pour me reprendre. Il y a quelques jours, quand ta maladie a commencé, je ne voulais pas encore le croire, mais maintenant, c’est sûr, mon amour! Elle soutint mes pas jusqu’au lit et, s’asseyant, elle se pencha sur moi en prenant ma main dans ses mains. Je grelottais et l’eau ruisselait de mon front, de ma poitrine et de tout mon corps. – Il y en a encore entre les montagnes quelques-uns qui connaissent cette magie – chuchota-t-elle en essuyant de son fichu mon front humide – c’est ainsi qu’on détruit les ennemis, sournoisement, souvent sans qu’ils puissent s’en apercevoir. De boue, d’argile et de farine il a fait ta statuette, et maintenant, il déchire tes organes et tes membres avec des couteaux, de l’eau et du feu. Il te détruira inévitablement si nous ne nous défendons pas. Nous devons

nous aussi faire appel à cette force Si nous sommes plus forts que lui, nous serons victorieux. Repose-toi, mon amour, je vais me procurer de l’argile, de la farine et de la boue, car je sais ce qu’il me reste à faire. Je l’ai souvent vu dans mon enfance, là-haut entre les montagnes d’Arequipa, mon grand-père détruisait ainsi ses ennemis, ceux qui s’attaquaient à sa vie, à ses terres, ou à sa maison. En effet, quand le matin je revins à moi sor- 108 tant d’un sommeil lourd de souffrances, mon premier regard fut pour Isabelle assise à la table, devant la fenêtre, face à une statuette de cire, de farine et de boue. Bien que d’une forme rudimentaire, je dus reconnaître Luis Quechuco, l’indien Son poncho touchant le sol et son chapeau plat fixé sous le menton étaient bien imités, ainsi que ses pieds gonflés de veines et son visage immobile, maigre et osseux. Et comme dans la réalité, il portait sur son dos le panier de jonc tressé; pour rendre la

statuette tout à fait ressemblante, dans ses mains dépassant du poncho il y avait un fouet et des rênes. Isabelle était assise face à la forme de cire et la piquait avec une aiguille longue et pointue. Puis elle prit des braises dans une cuillère de fer et brûla la poitrine, le ventre et les reins de la statuette, ces parties fragiles de par la nature. L’après-midi, je me sentis en effet plus léger, je me levai même du lit et m’assis devant notre porte dans la cour. Mes maux de tête avaient cessé, tout comme mes écourements, mon estomac ne faisait que grouiller, mais plutôt sourdement, et point de façon insupportable. Et alors, comme j’étais assis sur le banc devant la porte, et qu’Isabelle cuisinait quelque chose pour le soir au-dessus du feu ouvert dans l’arrière-cour, l’indien Luis Quechuco apparut dans la rue au-delà du portail d’une manière si inattendue et si rapide qu’on aurait cru qu’il sortait de terre. Sa voiture et les deux chevaux

lourds à la patte épaisse attendaient de l’autre côté de la rue, avec sur le siège le jeune indien que nous avions déjà aperçu auparavant. Il ne s’arrèta qu’un instant, jeta un regard vers nous, arrangea son chapeau at- 109 taché sous son menton, et il poursuivit son chemin. Mais cet instant nous suffit pour apercevoir un changement dans son comportement, dans ses mouvements comme dans son regard inquiet, bouleversé. Comme je viens de le dire, ce ne fut qu’un instant, car il disparut rapidement derrière la grande voiture chargée de tonneaux qui démarra aussitôt en cahotant, dans la direction de Cinco Esquinas. Le soir, avant de nous coucher, et à l’aube, Isabelle remit devant elle la forme de cire, elle la badigeonna d’une bouillie de poivre et de piment à l’aide d’un couteau plat. Puis au lever du soleil, elle sortit à nouveau la cuillère brûlante et l’aiguille et grilla la statuette d’une extrêmité à l’autre, la transperçant à

plusieurs reprises au cou, aux épaules, et le long des jambes. J’avais passé une nuit tranquille, et ce n’est qu’au matin que des douleurs de plus en plus torturantes, de moins en moins supportables me reprirent, cette fois tout au long de la colonne vertébrale, et autour de la nuque. Puis les vomissements revinrent et Isabelle dut à nouveau guider mes pas jusqu’au canal. Tout cela ne se calma que vers la fin de l’après-midi; alors, bien que sans force et torturé, je pus m’asseoir à nouveau devant la porte, avec la douleur sourde, lancinante dans ma poitrine. Comme je m’accroupissais en sueur sur le tabouret posé devant la porte, mon regard fut attiré par le portail ouvert. Au mileu de la route, se trouvait l’indien Luis Quechuco dans le tourbillon de poussière soulevé par les chevaux et la fumée des feux ouverts qui changeait en paysage infernal ce quartier misérable et triste. Il était là 110 dans cette fumée et cette poussière presque

infranchissables titubant sur ses jambes nues, comme s’il était ivre. Puis il avança brusquement vers le portail ouvert, en trébuchant comme si rempli d’eau de vie ou de coca, il n’était plus maître de ses mouvements. Mais il était également transformé dans son corps et dans les traits de son visage. Pétrissant la poussière de ses pieds devenus énormes, tel une bête bouleversée, il laissait pendre devant lui ses bras bouffis et sans forces. Et comme il approchait encore, et que ses traits devenaient visibles, on pouvait lire sur son visage farouche une colère et une haine sauvage. Il ne vint que jusqu’au grand portail, et là, appuyé contre la porte, il s’arrêta et regarda vers l’intérieur tel une bête assommée. J’étais sûr que l’instant suivant il enfoncerait la porte, ou bien qu’il incendierait la maison, ou s’il était incapable de tout cela, qu’il s’écroulerait sur les dalles rudes. Evidemment, rien de cela ne se produisit; il

attendit encore quelques instants, hébété, hagard, puis brusquement il poussa un hurlement rauque, qui semblait sortir des entrailles de la terre. Puis il fit demi-tour et disparut derrière la porte. La nuit venue, la douleur s’acharna à nouveau sur moi. A partir de ce jour, mon état empira constamment, alors que les jours précédents j’avais espéré que nous allions réussir à briser la malédiction. Au matin, mon cou enfla, deux ganglions énormes se formèrent sous mes aiselles, et ma tête était comme écrasée. Le soir, ma langue noircit, ma gorge se dessécha, comme si des mains invisibles avaient pompé tout le liquide de mon corps; ma peau devint gris-cendre, écaillée, 111 collée à mes os, comme badigeonnée de colle à l’intérieur. Pendant ce temps-là, Isabelle meurtrissait, brûlait, perçait sans cesse de sa longue aiguille la forme faite de cire, sans se reposer, ne prenant que le temps nécessaire à changer les chiffons humides de mon corps,

à calmer ma soif et à me redonner quelque force par du pisco et du jus de mangue. Ces jours-là, l’indien Luis Quechuco ne se montra pas dans le quartier. Le troisième soir, je n’avais plus la force de remeur sans être soutenu. – C’est la fin, ma chérie – dis-je d’une voix faible et rauque à Isabelle qui me guidait à nouveau vers l’arrière-cour, au bord du canal. Je sens déjà mon odeur, elle est comme celle des bêtes à l’agonie. Peut-être pourrions-nous nous en sortir si nous quittions Lima, pour aller à Trujillo ou à Mollendo, en nous cachant de nos ennemis. – Contre ceux-ci ce ne serait d’aucun secours – répondit Isabelle bouleversée et désespérée, en essuyant avec un mouchoir les vomissures de mes lèvres. Cette magie ne peut être annulée que d’une seule façon, par la destruction de notre amour. Mais attendons un jour encore! Car, que nous allions n’importe où, que nous nous cachions à n’importe quel endroit pour échapper à

notre ennemi, la force de sa haine et de sa vengeance nous détruira aussi bien à Mollendo qu’à Trujillo, sa puissance est supérieure à la nôtre! Il devait être tard dans la soirée, comme je m’en souviens encore, quand à travers un voile épais de brouillard je perçus des allées et venues autour de mon lit. D’abord ce fut l’épicier chinois qui apparut à la porte, celui pour qui Isabelle 112 lavait et repassait; il s’approcha de nous sur ses jambes maigres et longues dans sa soutane noire, et, d’une voix énervée, pleine de reproche, réclama son linge qui n’avait pas été lavé. Puis deux des compagnons avec lesquels je travaillais à la construction du zoo apparurent dans l’embrasure de la porte; ils venaient se renseigner, inquiets de mon êtat. Un peu plus tard, une vieille m’apporta quelque chose à manger de la crèmerie voisine dans une assiette d’aluminium. Approchant toute recroquevillée et à pas indécis de mon lit, elle m’offrit

le bras tendu une nourriture épaisse fortement assaisonnée de poivre et de piment. Puis ce fut le tour du médecin habillé de toile blanche, chaussé de sandales et couvert d’un chapeau de paille aux bords arrondis. Il s’arrêta sérieux et accablé à la table, face à Isabelle, qui sanglotait le visage dans les bras. Et bien que toutes ces personnes n’aient fait de toute évidence qu’aller et venir, je veux dire qu’elles sont venues, ont fait leur besogne, dit ce qu’elles avaient à dire, et sont reparties tout de suite, il me semble qu’elles ont continué à remuer, parler, autour de moi, même après leur départ. Puis tout d’un coup j’ai à nouveau entendu une voix, celle d’Isabelle, et je la vis se lever de table, aller à la porte et l’ouvrir largement. Dans l’embrasure, droit, son regard sérieux et neutre posé sur moi, se trouvait l’indien Luis Quechuco. Il était un peu pâle, comme si l’on avait étendu une mince couche de farine sur son

visage maigre et osseux. Ses yeux reflétaient le calme, un peu de fatigue, et je pourrais dire quelque déception après sa victoire devenue évidente. – Me voici, oncle Luis. Je reconnais que ta 113 force est plus puissante, dit Isabelle en s’inclinant devant l’indien Luis Quechuco arrêté à la porte. Quel est ton désir, que dois-je faire? – Fais comme je te l’ai dit et comme ton père, ta mère, et tes frères te le font dire: obéis à nos lois, reviens avec moi à Arequipa, dans les montagnes. Quitte l’étranger, ne déshonore tes vivants ni tes morts C’est tout, Isabelle – J’obéis, oncle Luis, nous pouvons partir aujourd’hui même. Que tout soit selon le désir de ma mêre, de mon père, de mes frères et de nos morts. Mais délie la magie, pour que mon amour ne périsse pas. Je promets d’accomplir tout tes vœux, et de ne plus jamais pécher contre les lois anciennes. Alors, l’indien Luis Quechuco passa sa main sous son poncho et, du sac

attaché à son épaule, il sortit avec précaution ma statuette formée de cire. Il la posa ensuite, visiblement torturée, transpercée, suppliciée sur la table, à côté de sa propre statue en cire, et levant ses mains audessus d’elles, il souffla sur chacune. Pour finir, il cacha sous son poncho sa statuette pétrie en une masse informe et laissa la mienne sur la table, sans y jeter un regard de plus. Avant que le jour se lève, ils étaient prêts pour le voyage. Dehors, derrière le mur de torchis, dans les jardins fruitiers, les oiseaux se réveillaient, emplissant de leur vacarme cette région sauvage, et du côté de Cinco Esquinas, le tohu-bohu des noirs s’élevait aussi. Alors, Isabelle s’approcha une dernière fois de mon lit, essuya la sueur de mon front, se pencha vers moi, me palpa, puis posant sa main sur ma main dit: – Sois heureux et pardonne-moi les souf- 114 frances que je t’ai causées. Oublie-moi et obéis toujours aux lois. Et sans

m’embrasser, elle prit dans sa main ses affaires attachées dans un fichu, vêtements, chaussures et couture. Le jour se levait dans la cour et elle s’en alla en silence suivant l’indien Luis Quechuco. Je suis resté à Lima encore quatre ou cinq mois après m’être plus ou moins remis, puis j’ai pris le bateau pour Mollendo, car je ne pouvais plus supporter la vie à Lima. En bas, à Mollendo, j’ai travaillé à peu près quatre mois, puis j’ai continué à descendre vers Arica où j’ai également peiné quelques semaines. Entre temps une telle inquiétude s’était emparée de moi que j’ai dû rebrousser chemin à Mollendo, d’où, comme un forcené qui court à sa perte, j’ai continué vers Arequipa. Je voulais retrouver Isabelle, et ce fut un grand malheur pour moi, car je n’aurais jamais dû le faire, et il vaudrait mieux terminer ici mon histoire, même si c’était possible l’oublier telle quelle, car tout cela est si triste – dit D. appuyé

contre le mur de la baraque en sortant les cendres de sa pipe éteinte sur la paume de sa main. Je vous la raconte quand même, afin que le cercle soit fermé, peut-être en tirerez-vous quelque enseignement sur ce qu’un homme de notre espèce peut et ne peut pas faire dans la vie, s’il veut supporter son sort, et s’il ne veut pas se rendre la vie encore plus insupportable qu’elle ne l’est déjà. De toute façon, l’histoire sera tout de suite finie, écoutez donc patiemment. Vous l’entendez, la pluie s’est remise à tomber; par un temps pareil, il n’y aura pas d’abattage d’arbres demain matin et nous pourrons dormir. 115 Donc, arrivé à Arequipa, je me suis mis tout de suite à la recherche d’Isabelle. Je ne savais rien de précis, ne connaissant ni les circonstances, ni l’endroit où j’aurais dû la chercher. Ainsi, je vadrouillais, je m’informais partout pendant de longs jours, en premier lieu aux gares et aux marchés, puis aux buvettes et aux

cafés où les habitants s’assemblent en masse, couchés par terre ou formant de petits groupes à des endroits à l’écart, comme des animaux craintifs à qui l’on a bien appris l’ordre de la vie. Le plus grand obstacle fut mon ignorance de leur langage La plupart ne parlaient en effet que leur langue ancestrale et même cela, seulement entre eux, avec une méfiance quasi infranchissable. J’ai été jusqu’aux villages indiens voisins, où, dans ces circonstances lamentables, accroupis au ras de leurs cabanes en ruines, ces descendants des indiens d’antan, hommes, femmes, vieillards et jeunes cuisinaient des intestins, ou se chauffaient au soleil en mâchant dans leur bouche noire de la chaux vive et des feuilles de coca. A mes questions, ils ne répondaient qu’à peine, peut-être ne me comprenaient-ils pas; de toute façon, ils faisaient semblant de ne pas comprendre, ils ne faisaient que hocher la tête sans montrer le moindre intérêt, un sourire triste,

lointain, incompréhensible sur le visage. Leurs animaux traînaient autour d’eux, des lamas au cou allongé et des chiens aux longs poils les yeux endormis, se grattant sans cesse. En plus, ces petits villages étaient envahis par des reptiles repoussant, des rats et des lézards et j’ai eu du mal à comprendre comment, dans de pareilles circonstances, la vie pouvait être vivable pour des êtres humains. 116 A la fin il se trouva quand même quelqu’un pour me renseigner. Si je me souviens bien, c’était dans une petite agglomération appelée Ucaya; là, une vieille indienne toute vêtue de noir, et qui était en train de traire sa chèvre, me conseilla d’aller à Cuzco, où ces jours-là se réunissaient les survivants des indiens quechua, pour commémorer leur passé par une procession à travers les ruines de l’ancienne ville royale. – Là, tu trouveras celle que tu cherches, ou si tu ne la trouves pas, quelqu’un t’indiquera bien ton chemin – dit-elle

en écartant son seau, puis s’appuyant sur son bâton, elle se remit sur ses pieds maigres et couverts de blessures. – Là se réunissent ceux d’entre nous qui ont encora la force de faire à pied la route jusqu’aux vieilles ruines et qui pensent qu’il est de leur devoir de se souvenir de la gloire d’antan. Les vieillards y amènent leurs morts, les plus jeunes leurs enfants et leurs nourrissons. C’est ainsi, la vie de chez nous, que cela vous plaise ou déplaise, señor. La seule chose que vous nous avez laissée est le souvenir du passé. Quelques jours plus tard, j’étais à Cuzco, sous les sommets des Andes, parmi les ruines de la vieille ville. En effet, à cette période la ville était pleine d’indiens venus de régions éloignées pour se souvenir et aussi pour rappeler aux autres le passé. Ils amenaient avec eux leurs enfants et leurs morts. Il faisait une chaleur torride. Tout autour les montagnes couvertes de forêts épaisses semblaient s’enflammer au

soleil. Tout vivait, fleurissait, flambait, claironnait, et même les ruines royales, colonnades et tristes restes de temples, 117 semblaient reprendre vie sous le tapis épais de fleurs multicolores étendues sur la pierre, avertissant vivants et morts des formes changeantes de la vie indestructible qui ne se répète jamais mais renaît toujours. De tous côtés, montant de la vallée vers les ruines, les mains levées vers le ciel, serpentait la foule vêtue de ponchos colorés. Ils étaient des milliers et des milliers à marcher sous la protection de rubans, peaux d’animaux tannées, attachées à de longues perches, chaussés de sandales élimées ou pieds nus, les uns tenant à la main des clochettes, les autres masqués, quelques-uns habillés de peau de bête, se lamentant ou poussant des cris, chacun selon les mouvements de son âme et son rôle, en honneur des lois et des dieux anciens. Et malgré toute cette frénésie et cette ivresse, il y avait dans la

procession quelque chose de désespérant, d’effrayant, de sans espoir. C’est au milieu de cette foule avançant péniblement que j’aperçus l’indien Luis Quechuco et Isabelle. Ils ne pouvaient pas me voir, car je me trouvais derrière un long mur de torchis à l’ombre de quelques arbres, et eux passaient plus bas, sur la route, un peu en arrière, à l’écart des pèlerins. Mon coeur battit si fort, que je dus m’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Isabelle portait une longue robe noire frôlant la terre. Un voile lui couvrait la tête, rendant son visage à peine visible; il n’y avait que ses longs cheveux sombres qui dépassaient du voile, en désordre, comme ceux de toutes les autres femmes. Elle marchait pieds nus, blessant probablement jusqu’au sang ses pieds sur les cail- 118 loux pointus. Elle portait un nouveau-né attaché sur son dos, se courbant fatiguée et meurtrie sous le poids de l’enfant. Un pas devant elle marchait l’indien Luis

Quechuco, lui aussi en habit de fête, plein de rubans, son chapeau plat sur la tête, toujours attaché par une bride sous le menton, sur le dos, le panier tressé de jonc. Il avançait pesamment, soulevant ses pieds nus sur la route qui grimpait de plus en plus fort à l’approche des ruines. Il était vieux: son âge se voyait maintenant sans équivoque. Tout cela ne dura que quelques instants car, comme le chemin tournait et disparaissait sur les flancs de la colline entre les ruines, ils disparurent eux aussi dans les vagues de la foule, pour réapparaître une dernière fois au prochain tournant, puis s’évanouir définitivement. Je m’assis aux pieds du long mur de torchis et me cachais le visage dans les mains. Ce fut ainsi, eh oui, et maintenant vous savez avec quelles forces doit se mesurer l’insensé qui sur cette terre désobéit aux lois ancestrales. Cette grande fête de Cuzco dura encore trois jours, mais moi je repartis ce jour même pour la Bolivie. Puis je

poussai jusqu’au Paraguay, en Argentine et en Patagonie. C’est mon histoire, mes amis, j’espère que vous en profiterez puisque vous l’avez écouté, ne pouvant faire mieux pour passer ce maudit temps de Valdivie. 119 L’étranger (.) Quel est le sens de la vie d’un homme? En at-elle un? C’est impossible qu’elle n’en ait point! Tout ce qui existe sur notre petite planète, habitée par les hommes, remplit un but, une destination, les arbres, les buissons et les pierres, même les forces invisibles comme la gravitation, il n’est donc pas pensable qu’en face de tout cela, et déjouant les lois de la nature et de l’univers, la vie humaine soit la seule à être dépourvue de sens. Dans la vie de notre héros, Antoine Máhner, c’est-à-dire dans les derniers jours de sa vie, pour être plus exact, pendant les dernières heures de sa dernière journée, sa vie sans but, pleine d’erreurs et d’humiliations, a trouvé un sens, et lui qui n’avait jamais

atteint le calme dans l’agitation de la vie, a trouvé sa place dans ce monde étrange, pas pour longtemps, mais au moins pour ces quelques heures. C’est arrivé comme suit: Antoine Máhner longea les débris effrayants du pont Elisabeth écroulé, et se dirigea entre les buissons parsemés de fleurs jaunes, vers les ruines de l’Hôtel Hungaria; il se reposa un peu, posant à côté de lui sur le banc son chapeau usé et sa canne, face aux murs noirs, incendiés du Château de Buda. Il pleuvait sans cesse et au pied du quai, le fleuve haut des pluies de printemps paraissait une route abandonnée, que les peuples et les troupes en marche avaient piétinée du temps de la migration des peuples. 120 Dans les allées il n’y avait presque personne et quand de temps en temps quelqu’un passait, il ne faisait que jeter un coup d’oeil sur l’homme solitaire assis sur le banc et se hâtait plus loin sous son parapluie, le col de son manteau relevé. Plus tard, quand Antoine

quitta l’allée, il prit le tram puis le chemin de fer à crémaillère, tout le monde le regarda pensivement, mais personne ne lui adressa la parole. C’est ainsi qu’il arriva sur le mont Széchenyi, à l’heure où à peine une ou deux lampes étaient allumées au grand hôtel, éclairant faiblement le restaurant dans le brouillard et la pluie. Les fenêtres étaient noires et il n’y avait aucun véhicule ni devant l’hôtel ni sur la route, pas même un être humain. Mais du jardin sauvage qui entourait l’hôtel le vent faible apportait le parfum des fleurs. En passant près de la masse de l’hôtel enlaidie de tours de bastions, de balcons, dans la direction du terrain de jeu, soit par épuisement, soit par la fatigue due à son âge, il fut atteint d’étouffements et de battements de coeur. Ces palpitations revenant sans cesse, arrivé près du bois d’acacias qui couvrait la montagne, il dut s’asseoir par terre. Cet étouffement mais surtout ce battement

de coeur le tourmentait déjà depuis des années, affaiblissant cruellement ses forces et son organisme déjà déclinants. Avant de s’asseoir par terre il dut uriner trois ou quatre fois, à de courts intervalles. Appuyé au tronc d’un acacia, enlaçant d’un bras le tronc humide, il se laissa choir à terre. Entre-temps il eut un vertige et son corps entier fut trempé de sueur. Sans en avoir conscience il avait ôté son chapeau et sentit comme la pluie dense baignait ses cheveux, sa tête et son visage. De la station du chemin de fer à crémail- 121 lère le grincement des roues et le son d’une trompe se firent entendre, puis tout cessa; ce furent les derniers bruits qui pénétrèrent jusqu’à lui cette nuit. Le silence couvrit les environs de tous côtés, un silence sourd, aveugle, plus cruel et plus redoutable que la mort. Au bout de quelques minutes il ouvrit lentement les yeux. Quelques minutes? C’est ce qui lui sembla du moins. Mais entre-temps des

heures avaient dû s’écouler, car il était devant un bâtiment noir, entouré d’une palissade, cramponné à un pilier mouillé. Non loin de lui se profilait la silhouette d’une tour. Comment suis-je venu ici se demanda-t-il C’est l’observatoire? Combien de temps a pu s’écouler? Et fatigué il ferma les yeux pour les rouvrir quelques minutes après; il marchait à pas lents sur la route. La silhouette de l’observatoire s’effaça dans l’obscurité Il était dans un large pré à quelques pas à peine du Normafa. Sur le ciel des nuages déchirés tourbillonnaient et derrière les nuages on voyait la lueur de quelques étoiles solitaires. Quand il ouvrit de nouveau les jeux, les étoiles, les nuages avaient disparu du ciel; grisâtre, il commençait à faire jour. Il était assis au bord du fossé le long de la route conduisant au mont János, à moitié étendu, comme celui qui vient de se réveiller. Sa canne était près de lui et son long manteau couvrait ses

membres tremblants et mouillés. Comme il regardait les arbres dans la grisaille, il aperçut un homme qui s’éloignait sur la route qui tournait entre les arbres. “Ricardo Vellini cria-t-il, mais sa voix faible se perdit entièrement. Ricardo Vellini – car il lui sembla avoir aperçu son directeur entre les arbres. Et il 122 cria encore une fois vers l’homme qui s’éloignait: “Ricardo Vellini ” bien- que il ne l’ait jamais appelé ainsi, il lui disait toujours “Monsieur ” Par ailleurs, cette pensée traversa son esprit: Ricardo Vellini ne vit plus, il est mort il y a des années à Ivrea, près de Turin Je rêve peut-être? Ou serait-ce déjà la mort? Mais ce n’était pas encore la mort. Pendant les heures suivantes la vie le dédommagea de la solitude des longues années passées. Elle lui rendit ses anciens amis, son amour, un souvenir de sa jeunesse déjà presque entièrement disparu. Le matin le ciel devint clair et le soleil luisait jusque dans

l’après-midi. La tiède chaleur du printemps réchauffa le sol humide, sécha le feuillage des arbres, les buissons, mais quand il commença à faire noir, le ciel se recouvrit et il recommença à pleuvoir. Près du Normafa, au bout du grand pré désert, où un large sentier conduisait de l’ancien octroi au mont János, il y avait un vieux banc usé; c’est sur ce banc qu’Antoine Máhner se coucha, se séchant au vent tiède de printemps et à la chaleur du soleil de midi. Personne ne dérangea son calme, après la pluie, car personne ne passait par là, à cette partie de la montagne. Il n’y avait que le bruit des oiseaux, le glapissement des petits animaux et le crissement heureux des insectes qui remplissait la forêt printanière, mais tout cela se tut comme le soir tombait et qu’il recommençait à pleuvoir. C’était la nuit redoutable qui rendit à Antoine Máhner le sens et le bonheur de sa vie Lorsque le soir fut définitivement tombé et 123 toute la

montagne couverte d’obscurité, Antoine Máhner, rassemblant ses forces, s’assit sur le banc et fixa son regard sur un point éloigné, un feu flambant entre les arbres. Il respirait difficilement, son coeur battait très fort Il ferma les yeux, puis quand il les rouvrit le feu flambait déjà tout près, au milieu d’une clairière entourée de rochers roux, avec des flammes qui jetaient des ombres noires sur les immenses sapins aux troncs épais. Des hommes étaient accroupis autour du feu portant de lourdes bottes, des chemises à carreaux, boutonnées. Leur tête était couverte de bonnet fourré. L’un d’eux, se levant et étendant le bras montra Antoine Máhner et cria de toutes ses forces: “Antonio! Où t’est-tu balladé, Antonio? C’est la forêt de Valdivia avec ses bûcherons pensa Antoine Máhner et il se souleva. Il sentait que ses mouvements étaient devenus plus légers et que l’étouffement s’apaisait Il ôta son chapeau et fit un signe aux

bucherons: “Je suis allé dans la vallée, compagnons, vous avez peut-être pensé que j’étais perdu?” Quand il commença à marcher entre les arbres dans la direction du feu, vers ses anciens amis des grandes forêts de sapin de Valdivia, un pré apparut devant lui et derrière ce pâturage impénétrable, à une très grande distance, les sommets couverts de neige des Andes brillaient d’une lueur éclatante. Il entendit aussi le son des cloches et vit ses anciens amis, les bergers, qui menaient le troupeau de lamas sur le versant de la montagne. Ceux-là s’arrêtèrent et ôtèrent leurs chapeaux plats, à bords étroits, fixés à leur menton par des lanières, – il en avait porté de semblable – et ils lui faisaient signe. “Antonio, 124 Antonio! criaient les bergers et leur voix sonnait gaiement dans l’air pur. “Te voilà Antonio? criaient-ils et Antoine Máhner, s’approchant d’eaux, remarqua que lui aussi, comme les autres bergers, était

vêtu d’un poncho de laine à raies colorées et portait aux pieds des sabots en peau de lama. Tout d’un coup le sommet de la montagne fut couvert par les ondes de la mer. Une île s’éleva des ondes, obscure et déserte, l’une des îles Falkland, l’île St. Georges Des pêcheurs étaient au bord portant des manteaux et des chapeaux de cuir, des harpons et des filets et sur leurs épaules d’épaisses balles de cordes. Aux pieds ils avaient des bottes de fourrure, leurs mains rudes étaient couvertes de gants fourrés, le cuir en dehors. Au lointain on voyait des bancs de glace et tout était couvert tout autour par le brouillard; on n’entendait que le grondement sauvage de la mer fouettée par le vent. Quand les pêcheurs aperçurent Antoine Máhner parmi les rochers de la côte, rongés par l’eau salée, ils crièrent à lui comme un seul homme: “Antonio! Dépêchetoi Antonio, nous allons à la pêche.” Antoine Máhner franchissant l’eau entre les rochers

leur répondit: “Attendez, mes amis ” Mais comme il courait vers eux, la côte rocheuse disparut et du brouillard, derrière les vagues, un immense bateau peint en rouge et en noir se dégagea. Antoine Máhner le reconnut immédiatement, c’était le navire Nitocris sur lequel il avait été jadis chauffeur. A bord, penchés sur la rampe, il y avait ses anciens camarades, les chauffeurs et pelleteurs qui criaient gaiement et l’encourageaient: “N’aie pas peur Antonio, tu l’apprendras toi aussi! Fais comme nous, aie confiance ! 125 “ En effet au début le travail était difficile et exigeait tellement de force corporelle qu’Antoine Máhner avait du mal à l’accomplir. Mais plus tard il y arriva quand même et travailla honnêtement avec les autres, il accomplit toujours son travail et n’eut jamais à avoir honte devant personne. Il y allait, avançant sur le bord avec une telle légèreté qu’il semblait avoir recouvré toutes ses forces, face à la

tempête du détroit de Magellan. Son coeur se remplit de bonheur et passant à côté de ses anciens amis pour grimper vers les machines par l’escalier de fer, il souriait satisfait et conscient de sa force. Quand il descendit vers le fond du bateau, il aperçut à la place des chaufferies portées au rouge des tas de rails à l’éclat froid. C’était l’Afrique du Sud où il avait construit le chemin de fer entre Pretoria et le port de Durban. Près des pyramides de rails, dans le soleil éclatant qui irradiait toute la contrée montagneuse, il y avait ses anciens compagnons, les journaliers constructeurs du chemin de fer. C’était un dur travail, pensa d’Antoine Máhner, mais nous avons tenu bon et avons construit ce chemin de fer! Je serais peut-être toujours là-bas si cet accident stupide ne m’arrive pas. “Antonio! Antonio! Fais attention, ne sois pas étourdi .!” criaient les ouvriers posant les rails. Il tenait et soulevait avec les autres une des longues

barres de rails à éclat d’acier, mais alors il sentit une douleur paralysante et sourde à la jambe et la force quitta ses membres, son cerveau fut envahi d’une lourde obscurité et lentement il perdit connaissance Au bout d’un moment, tout s’éclaircit autour 126 de lui. Il marchait le long d’une muraille de pierres dans une clarté étonnante qui rayonnait d’une grande porte ouverte. A droite, à gauche, devant, derrière, il entendait la voix d’anciens amis: “Antonio Antonio Nous voici Antonio ”. “Me voici également mes amis! Me voici José, Pedro, Roberto, Manuel ! Me voici mes amis !” cria-t-il, répondant aux cris venant de tous côtés, puis s’arrêtant un instant, il leva le regard sur le haut mur de pierres qu’il lui semblait connaître. Ce mur, ces environs inoubliables, c’était le cimetière de Lima Oui, c’est le cimetière de Lima pensa Antoine Máhner et ceux qui m’appellent, sont mes anciens amis, les bûcherons de Valdivia,

les pêcheurs de l’île Falkland, les péons, les bergers des Andes, les chauffeurs du bateau Nitocris et les ouvriers de la construction du chemin de fer avec qui j’ai travaillé entre Pretoria et le port de Durban C’est mon monde et ça a toujours été mon monde! pensa Antoine Máhner et son coeur se remplit de gratitude et de bonheur. Comment ai-je pu les oublier – pensa-t-il, comment ai-je passé ma vie ailleurs que parmi eux? Qu’avais-je de commun avec ma première femme et avec la seconde, avec ma fille adoptive et mon beau-frère qui a levé la main sur moi et n’a pas eu honte de me voler? Au moins je suis de retour chez mes anciens amis et je ne demande plus qui a détruit ma vie, les autres ou moi-même! J’aurais dû rester ici et ma vie n’aurait pas été gâchée Je me serais moi aussi reposé après une vie honnête et laborieuse derrière ce mur gris, dans le voisinage de ma bien-aimée et de ma petite fille pensait Antoine Máhner en avançant

légèrement, 127 le long du mur gris, vers la porte brillant d’une lumière merveilleuse. Alors il entendit un bruit de frôlement. En regardant au-dessus du mur de pierres gris il vit les arbres obscurs qui se balançaient dans le vent et jetaient leur ombre sur les tombes. Ce cimetière était comme une forêt vierge, jamais touchée par la main barbare des hommes; des palmiers, des eucalyptus et des cyprès touffus. Il s’approcha lentement de la porte. En y arrivant il vit une fille indienne en longue robe noire tenant sur son bras un bébé habillé d’une petite chemise blanche. “Je t’attendais, mon amour ” dit la jeune indienne et elle posa sa main sur le bras d’Antoine Máhner. “Oui, chérie, je suis arrivé ” dit-il “Maintenant nous sommes ensemble Regarde, voici la petite Isabelle Ta place est parmi nous ” Puis elle se mit en marche à l’ombre chuchotante des palmiers, entre les tombes, vers le fond du cimetière. Antoine Máhner franchit le

seuil et la suivit à pas lents Ce fut le dernier fragment des visions d’Antoine Máhner. Celle-ci disparut lentement, et il ne resta en lui qu’un calme et un bonheur indescriptibles. Il était couché parmi les buissons, étendu sur le sol humide recouvert de feuilles, là où un garde forestier trouva son cadavre deux jours plus tard. Le chuchotement des palmiers, des cyprès et des eucalyptus du cimetière de Lima s’étendant derrière le long mur gris, et le grondement des vagues s’apaisèrent, il n’y eut que les os des morts placés dans le long mur de pierres qui crissèrent et craquèrent encore quelque temps sur la longue route conduisant à la ville où se trouvaient les huttes des indiens. 128 D’abord un chant joyeux et glorieux se fit entendre, puis lentement, tout devint silencieux. On n’entendait plus que le battement des ailes des oiseaux au-dessus des forêts du mont Széchenyi et cela fut perceptible jusqu’à ce que la nuit tomba de nouveau sur la

contrée, sur tout le pays et sur tout le continent. Telle est l’histoire. Ce qui suit est un fragment de lettre de l’auteur au sujet de l’enterrement adressée à la première femme d’Antoine Máhner, au Canada. Le passage est le suivant: “ maintenant j’écris encore quelques lignes sur son enterrement, qui a été aussi étrange, aussi émouvant que sa vie. On l’a enterré au cimetière de Farkasrét le quatrième ou cinqième jour après que le garde forestier l’ait trouvé près du mont János. La cérémonie a eu lieu à deux heures de l’après-midi, et ceux qui sont venus, sa femme et sa fille adoptive, quelques connaissances et voisins de la maison de la rue Serbe et moi naturellement, nous sommes arrivés presque en même temps devant la salle mortuaire. Vous connaissez sans doute le cimetière de Farkasrét et la salle mortuaire construite en pierres et en ciment. Elle est aujourd’hui en ruines, puisqu’elle a été grièvement endommagée pendant la

guerre. Il y a trois, quatre ou peut-être même cinq cellules et justement à cette heure dans chacune d’elles il y avait un mort entre des bougies. Nous sommes entrés dans chacune des cellules et bien que les cercueils soient ouverts, nous n’avons pas pu décider lequel était le nôtre. Enfin un employé du cimetière nous a demandé qui nous cherchions. “Nous sommes venus à l’enterrement d’Antoine Máhner, c’est lui que nous cher- 129 chons ” – ai-je répondu. Nous faisant signe l’employé nous conduisit dans la cellule de côté. Nous y sommes entrés et nous sommes arrêtés devant le cercueil entouré de draperies et de bougies. Antoine Máhner y reposait pâle, raide, immobile. Nous étions là à regarder, émus, le cercueil et le mort Tout d’un coup j’ai entendu que les gens chuchotaient penchés les uns vers les autres: “C’est comme si ce n’était pas lui, comme il a changé! Comme si ce n’était pas lui, il est tellement autre,

presque étranger! Si, étranger, tout à fait étranger Étranger, étranger Si ses traits ont changé, je l’ignore, et ce n’est pas important, peut-être même n’est-ce pas vraisemblable. Mais cette pensée stupéfiante m’a envahi: celui qui a été solitaire et étranger pendant sa vie, l’est aussi dans sa mort.” Plus loin un autre fragment, par lequel la lettre se termine: “ maintenant qu’il nous a laissés dans ce grand monde plein de souffrances, nous sommes restés encore plus seuls, car le départ d’un homme, si simple qu’il soit, est une grande perte pour le monde. C’est possible que terminant mon œuvre j’écrirai l’histoire de cet homme qui était mon ami, bien que sa vie n’ait pas été plus, dans l’histoire infinie de l’humanité, qu’un grain de sable dans le désert ou une goutte d’eau dans la mer. Mais peut-être se trouvera-t-il des gens pour qui cela servira d’exemple, puisque la vie d’un homme – si solitaire qu’elle

soit – signifie quand même quelque chose: cette histoire, elle signifie qu’on ne peut vivre solitaire dans le monde, étranger parmi les hommes ”. 130 Table Le souvenir d’Agrella /4 Péril et aventure /62 La Loi /92 L’étranger /120 131 132 133 134 135 Zsigmond Remenyik, auteur des récits que nous présentons ici, est né en 1900. Comme tant d’autres de sa génération, il ne trouva pas sa place dans la Hongrie démentelée de l’aprèsguerre. En 1920, il émigra d’abord à Vienne, puis à travers l’Argentine, au Chili et au Pérou C’est à Valparaiso et à Lima que parurent – en espagnol – ses premiers livres L’Amérique du Sud restera aprés son retour, survenu en 1927, son expérience d’homme et d’artiste la plus décisive. Appartenant aux mouvements d’avant-garde des années 20, plus spécialement à l’activisme, l’auteur poursuivit pendant ses jeunes années ce que ses contemporains appellent l’expérience totale:

l’aventure effrénée. “Si, je voulais dés le début l’expérience totale! – écrit-il dans ses mémoires. Le bon et le mauvais, le bonheur et le malheur, le noble et l’indigne, la pureté et la souillure comme je le dis, l’expérience totale! La patrie et l’étranger, l’estime et le mépris, le respect et le dédain Eh oui, j’étais bon et méchant, ignoble et généreux, cruel et charitable, compréhensif et endurci J’ai vécu une vie totale, et c’est le maximum Je ne désire plus rien. La vie ne pourrait d’ailleurs plus rien m’offrir. Tel quel, je peux tout terminer à n’importe quel moment.” Les textes de ce livre illustrent cette expérience: les trois premiers sont les aventures d’un jeune homme de vingt ans au Chili et au Pérou, et le dernier est le résumé et la conclusion de l’auteur arrivè à la fin de sa vie. C’est en évoquant ses amis d’Amérique, sa femme et sa petite fille abandonnées, que meurt, en 1963, ce remarquable

auteur de la prose hongroise, présenté au lecteur français à l’occasion du centenaire de sa naissance. Georges Ferdinandy 136 epl editio plurilingua 137