Irodalom | Középiskola » Delville-Michel - Hamlet and CO

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Év, oldalszám:2003, 85 oldal

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Université de Liège

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1 5 juin 2003 HAMLET & Co. Michel Delville (Université de Liège) Pierre Michel (Université de Liège) 2 NOTE . 3 LES TRADUCTIONS FRANÇAISES DE HAMLET . 4 WILLIAM SHAKESPEARE (1564-1616) . 5 NOTICE BIOGRAPHIQUE . 5 CHRONOLOGIE DES PIECES . 7 LA RENOMMEE DE SHAKESPEARE . 8 LA LANGUE DE SHAKESPEARE . 10 POUR EN SAVOIR PLUS SUR LA VIE ET L’ŒUVRE DE SHAKESPEARE :. 13 HAMLET . 15 SOURCES HISTORIQUES DE LA PIECE . 15 RESUME . 17 LES THEMES . 23 LE DILEMME ET L’INDECISION . 24 LE TRAGIQUE ET LA TRAGEDIE . 27 LA VENGEANCE . 31 HAMLET ET LES DOUTES METAPHYSIQUES . 35 HAMLET ET LA FOLIE . 36 HAMLET ET LES FANTOMES . 39 HAMLET ET LE THEATRE . 40 LES MONOLOGUES . 43 POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES GRANDS THEMES DE HAMLET . 50 LES INTERPRETATIONS . 51 HAMLET ET LA PSYCHANALYSE . 51 HAMLET ET LA CRITIQUE MARXISTE. 55 HAMLET ET LA CRITIQUE FEMINISTE . 59 LES DECONSTRUCTIONNISTES . 60 L’ECOLE « READER-RESPONSE » . 62 POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES INTERPRETATIONS CONTEMPORAINES DE

L’ŒUVRE DE SHAKESPEARE . 63 ADAPTATIONS ET REECRITURES . 64 HAMLET AU CINEMA . 64 POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES ADAPTATIONS CINEMATOGRAPHIQUES DE HAMLET : . 71 LES REECRITURES DE HAMLET . 72 Rosencrantz et Guildenstern sont morts . 76 Hamletmachine. 80 Autres relectures : Margaret Atwood, Salman Rushdie, John Updike, Lee Blessing . 81 LES PRINCIPAUX PROLONGEMENTS LITTERAIRES DE HAMLET (PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE) . 84 3 Note Ne présupposant aucun savoir particulier, cet ouvrage introductif destiné à la fois au grand public et aux étudiants de lenseignement secondaire et du premier cycle universitaire na dautre prétention que doffrir un aperçu critique des principaux thèmes de Hamlet tout en permettant au lecteur de se familiariser avec les interprétations et les prolongements littéraires et cinématographiques de la pièce. En bien des façons, ce livre prend son origine dans les questions et les commentaires des étudiants en littératures anglaises modernes de

lUniversité de Liège. Quils en soient remerciés. Nous sommes reconnaissants à Robert Germay de nous avoir permis de consulter les archives photographiques du Théâtre Royal Universitaire Liégeois et de nous avoir autorisé à reproduire les clichés figurant dans le chapitre consacré à Rosencrantz et Guildenstern. Merci aussi à Gilbert Debusscher, notre collègue de lUniversité Libre de Bruxelles ; ses suggestions nous ont été précieuses. Nous avons rassemblé à la fin de chaque chapitre (« Pour en savoir plus sur ») une courte bibliographie qui permettra aux lecteurs de mener plus loin leur exploration de Shakespeare et de Hamlet. Ces titres ne sont que des suggestions Il y en a bien dautres et nous conseillons à nos lecteurs de se promener sur la « toile » ; ils y trouveront une multitude douvrages surtout en anglais. Ils souhaiteront peut-être prendre comme tremplin le site « Hamlet & Co » quils trouveront à ladresse suivant : http:\ulg.acbe Le titre

Hamlet & Co est, bien évidemment, un clin dœil à la librairie « Shakespeare & Co » que Sylvia Beach fonda à Paris en 1919. 4 Les traductions françaises de Hamlet Il existe une bonne quinzaine de traductions françaises de Hamlet. Nous nen mentionnerons que quelques-unes. La liste complète des ouvrages sur le marché se trouve sur le site http://www.amazonfr/ Fluchère, Henri (ed.), Shakespeare, Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1963, 2 vols Grivelet, Michel et Gilles Monsarrat (trad.) William Shakespeare, Oeuvres complètes, Tragédies vols 1 & 2, Robert Laffont, 1995. Vans, H. et Pierre Leyris (eds), Oeuvres complètes de William Shakespeare, édition bilingue, Formes et Reflets [Club Français du Livre], 1954-1961, 12 vols. Nous avons utilisé pour le présent ouvrage la traduction dYves Bonnefoy, Hamlet, Mercure de France, 1988. 5 William Shakespeare (1564-1616) Illustration 1 (droeshou.jpg) William Shakespeare est à la fois enchantement et

énigme. Merveille par l’œuvre qu’il nous a laissée, énigme par sa vie, dont nous connaissons peu de choses. L’artiste nous apparaît pleinement à travers l’œuvre mais l’homme qui a vécu à Stratford et à Londres reste mystérieux, si mystérieux que certains ont été tentés d’attribuer à d’autres la paternité de l’œuvre, ou la maternité, car même la reine Elizabeth a été citée comme auteur possible Rien de bien sérieux n’étaie toutes ces théories et il est maintenant généralement admis par les spécialistes que c’est bien le William Shakespeare de Stratford qui est l’auteur des pièces de théâtre et des poèmes que nous avons en notre possession. Le peu que nous savons repose sur quelques rares faits bien établis (comme l’acte de naissance de « Gulielmus filius Johannes Shakspere » à Stratford), sur des recoupements et sur des rumeurs. Il existe même dans la biographie de Shakespeare un trou noir (les « années perdues » qui vont

de 1585 à 1592) ; d’autres années, surtout à la fin de sa vie, sont un peu mieux documentées. Il s’ensuit que toute tentative d’établir un lien entre telle ou telle pièce et tel ou tel poème et des faits de la vie de Shakespeare est une entreprise hasardeuse. Toute œuvre littéraire, toute création artistique n’a plus besoin de son auteur une fois qu’elle a été créée. L’absence d’information sur la vie de Shakespeare fait donc la démonstration que les hypothèses critiques qui expliquaient l’œuvre par les faits de la vie de l’auteur se trompaient. Elles sont d’ailleurs totalement dépassées aujourd’hui. Notice biographique William Shakespeare naît le 23 avril 1564 à Stratford-sur-Avon dans le Warwickshire. Sa mère, Mary Arden, est issue d’une famille de propriétaires terriens ; son père, John Shakespeare, riche commerçant de la corporation des pelletiers et gantiers, jouit de suffisamment de biens et de renommée pour prétendre aux

affaires publiques (il sera promu bailli de Stratford en 1568). William, le troisième de huit enfants, est éduqué à la Grammar School de Stratford jusqu’en 1577 quand son père, en proie à de très sérieux embarras financiers, l’en retire pour le placer en apprentissage. Les années qui suivent sont mal connues mais doivent avoir été des années de gêne, sinon de grande pauvreté. Différentes hypothèses ont été avancées quant à ses occupations d’adolescent : enfant de chœur, fréquentation de la noblesse, page, serveur de bière dans un cabaret sont des scénarios souvent évoqués. Le 27 novembre 1582, à l’âge de dix-huit ans, William épouse 6 Anne Hathaway, de huit ans son aînée. Au cours des trois années qui suivent, ils ont trois enfants, dont les jumeaux Hamnet et Judith en 1585. On ignore comment et où Shakespeare vit jusqu’en 1592. Une tradition rapporte qu’il s’essaye comme maître d’école à la campagne et il est possible qu’il ait

écrit ses premières pièces pour des compagnies de province. En 1587, il se rend à Londres où il devient acteur La première date marquante de sa carrière littéraire semble être 1591 avec la première apparition de la pièce Henri VI. En 1592, il réside à Londres, où il a déjà fait passablement parler de lui en tant qu’acteur et dramaturge, comme en attestent des allusions de l’époque. Il séjourne peut-être en Italie en 1592 et 1594, années de la désorganisation du théâtre londonien causée par la peste. En 1593, il publie le poème « Venus et Adonis », dédié au Comte de Southampton. A partir de cette date et jusqu’en 1611, selon les uns, ou 1613, selon les autres, Shakespeare ne cesse de produire : 36 pièces, 2 longs poèmes, 154 sonnets. Il connaît succès et fortune et achète maisons et terres à Stratford et à Londres, fait le commerce de blé et de malts et passe plusieurs heures par jour dans les tavernes à boire et banqueter avec des compagnons

de bohème, acteurs ou auteurs. En août 1596, mort de Hamnet, unique fils du poète, âgé de onze ans. En 1599, sa compagnie théâtrale ouvre un théâtre baptisé « The Globe » en référence à celui qu’Hercule porte sur son dos. 1601, l’année où Hamlet est écrit, est marquée par deux faits très importants pour Shakespeare : la mort de son père et, à la suite de l’échec de la rébellion du Comte d’Essex dont il était le lieutenant, l’emprisonnement du Comte de Southampton, généreux promoteur et ami de Shakespeare. Ce dernier avait prêté main forte au complot en acceptant de réciter Richard II la veille du jour où éclata la révolte. Le parti d’Essex compara la reine à Richard, la scène de la déposition du roi devant déclencher celle d’Elisabeth. La compagnie ne fut cependant pas inquiétée lors de la découverte du complot. A partir de cette année-là, le ton des pièces devient grave, triste et amer. En 1609, la mère de Shakespeare meurt.

C’est aussi l’année de publication de ses Sonnets En 1610, las de la ville et du monde, il se retire à Stratford et ne quittera plus le Warwickshire que pour de rapides incursions dans la capitale. Il semble que Shakespeare traverse une crise religieuse sur la fin de sa vie, et l’inspiration de ses derniers drames est parfois considérée comme chrétienne. De janvier à mars 1616 il rédige un testament avant de s’éteindre le 23 avril, jour de son 52e anniversaire. On l’enterre le 25 avril à l’église de la Trinité 7 Chronologie des pièces L’édition de ses œuvres fut faite sans aucune surveillance. Un groupe d’éditeurs peu scrupuleux publia un certain nombre de ses drames en version in-quarto ; quelques-uns sont proches des textes originaux, l’auteur étant plus ou moins consentant ; d’autres, incomplets, sont remplis d’erreurs. Tout cela est extrêmement compliqué et des dizaines de livres et d’articles ont été publiés qui s’efforcent de

retracer les dates exactes auxquelles les différentes pièces ont été écrites et jouées pour la première fois, et de définir les textes qui se rapprochent le plus des manuscrits de Shakespeare. Qu’il suffise de savoir qu’à cette époque-là, une pièce était d’abord jouée avant d’être publiée et que la publication, dans le format in-quarto , se faisait souvent sans l’accord de l’auteur, parfois même sans que son nom soit cité les sept premiers « quartos » de Shakespeare ne portent pas son nom. Ce n’est qu’en 1623, sept ans après sa mort, que parut la première édition de ses pièces, en format folio, plus fidèle dans la plupart des cas, semble-t-il, aux originaux que les éditions in-quarto . Tout ceci peut nous paraître curieux à notre époque où les auteurs s’empressent de publier leurs pièces dès qu’elles sont jouées. Mais du temps de Shakespeare, les dramaturges ne jouissaient pas du même statut, en Angleterre en tout cas. Ils étaient

souvent relégués au rang d’amuseurs publics, un peu comme les jongleurs et les montreurs d’ours. Et d’ailleurs, pour qui auraient-ils publié leurs pièces ? Pour un public qui savait à peine lire ? Les théâtres, par contre, payaient très bien leurs auteurs. Les critiques sont loin d’être d’accord sur les dates exactes des diverses pièces. Voici celles que proposent la plupart des spécialistes de Shakespeare : 1590-1592 Henri VI 1592 Richard III 1592-1593 La comédie des erreurs 1593 Titus Andronicus Venus et Adonis 1594 Le viol de Lucrèce Les deux gentilshommes de Vérone Le Roi Jean 1594-1595 Peines d’amour perdues 1594-1598 La mégère apprivoisée 1595 Roméo et Juliette 8 Le songe d’une nuit d’été 1596 Le marchand de Venise Richard II 1597 Henri IV 1598-1599 Beaucoup de bruit pour rien 1599 Comme il vous plaira Henri V Jules César 1600-1601 Les joyeuses commères de Windsor La nuit des rois Hamlet (Cette première grande tragédie rencontre un

succès immédiat et sera produite jusqu’à la fermeture des théâtres en 1642.) 1602 Tout est bien qui finit bien Troïlus et Cressida 1604 Othello Mesure pour mesure 1605-1606 Macbeth Le Roi Lear 1605-1608 Timon d’Athènes 1606-1608 Périclès 1607 Antoine et Cléopâtre 1608 Coriolan 1610 Cymbeline 1610-1611 La Tempête 1611 Le conte d’hiver 1613 Henri VIII Les deux nobles cousins (en collaboration avec John Fletcher) La renommée de Shakespeare 1. Toutes les pièces de Shakespeare existent en anglais dans des éditions récentes ; certaines existent même dans des éditions légèrement différentes et par conséquent concurrentes (voir Arden, Oxford, Cambridge, Penguin il existe sur le marché au moins cinq éditions « officielles » publiées en Grande Bretagne) selon qu’elles s’inspirent de telles ou telles interprétations de certains 9 passages des quartos ou folios. Toutes les pièces ont été traduites dans des dizaines de langues ; les traductions en

français de Hamlet sont si nombreuses que l’on pourrait dire que cette pièce est dans un état de traduction constant. En somme, Shakespeare est l’auteur le plus publié au monde après la Bible. 2. Shakespeare est aussi l’auteur à propos duquel on a le plus publié A titre d’exemple, nous savons qu’environ 28.000 ouvrages, articles et écrits divers ont vu le jour à son propos ces dix dernières années, avec un taux d’augmentation annuel de 5%. On a peine à imaginer la masse de ce qui a été couché sur papier en presque quatre siècles. Il a même envahi l’Internet, où l’on peut maintenant « surfer » sur Shakespeare. L’Internet étant ouvert à tous, on y trouve de tout et cela va des « produits » érudits et parfaitement respectables (articles sur Shakespeare et même les œuvres complètes téléchargeables gratuitement) aux choses les plus farfelues. 3. Dans les pays anglo-saxons, il est l’auteur le plus lu Il en arrive même à faire une

concurrence sérieuse à la Bible. Il est lu dans 90% des écoles secondaires aux États- Unis ; en Grande-Bretagne, tout élève de l’enseignement secondaire doit avoir lu au moins deux pièces du Barde pour obtenir son diplôme. 4. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une de ses pièces ne soit représentée à Londres, sans parler du reste du monde anglophone, ou du monde tout court. Le cinéma en a fait ses choux gras. Rien que pour Hamlet, on peut dire que, dans une langue ou une autre, une vingtaine de films ont vu le jour ces soixante dernières années. 5. Certaines de ses pièces ont produit pas mal de réécritures : Hamlet, Lear, Macbeth et, plus récemment, La Tempête. Voir, entre autres, la pièce de Stoppard Rosencrantz and Guildenstern sont morts (1966). En plus comique : RSC non pas la Royal Shakespeare Company, mais une pièce intitulée Reduced Shakespeare Company, tout Shakespeare en 97 minutes (produite à Londres en 1996). Illustration 2 (DeWitt.jpg) 6.

Aurait-on reconstruit le théâtre de Shakespeare (le Globe) à Londres si cet édifice n’était devenu une espèce de lieu saint, en tout cas un lieu de pèlerinage qui accueille quotidiennement quelque 500 « pèlerins » ? Il est amusant que d’autres villes ne veulent pas être en reste : Tokyo a aussi son Globe et même la petite ville d’Odessa au Texas s’est dotée d’une réplique du Globe. 7. Les acteurs les plus célèbres ont tous voulu jouer le personnage de Hamlet la consécration d’une carrière d’acteur (voir le chapitre « Adaptations et réécritures ») : quelques noms, parmi beaucoup d’autres, qui ont, au théâtre ou au cinéma, interprété Hamlet ces cent dernières années : John Gielgud, Laurence Olivier, Richard Burton, Nicol Williamson, Ben Kingsley, Jean-Louis Barrault, Vittorio Gassman, Maximilian Schell, Innokenti Smoktunovsky, 10 Mandy Patinkin ; plus près de nous : Mel Gibson, Kenneth Branagh et Ethan Hawke ; plus loin de nous (et plus

surprenant) : Sarah Bernhardt (1899). Illustration 3 (bernhardtjpg) 8. Le nom Hamlet a lui aussi, comme d’autres (Tartuffe, Don Juan, Don Quichotte, etc), enrichi la langue anglaise de dérivations qui sont devenues des expressions de tous les jours : « hamletish », « hamletism », « to hamletize » , « Hamlet without the prince ». La langue de Shakespeare A. Les deux grandes influences qui ont marqué la langue anglaise après l’invasion normande de 1066 sont : 1. La Bible dans ses différentes versions, pas seulement pour toutes les allusions religieuses qui sont entrées dans la langue courante mais surtout pour la simplicité et la souplesse de la langue de ces versions. Tout le monde lit la Bible dans le monde anglophone et sa langue sous-tend tous les modes d’expression linguistique. Les allusions bibliques sont sans doute plus nombreuses dans les littératures de langue anglaise que dans toute autre littérature du monde occidental. 2. Shakespeare (et dans une

moindre mesure Chaucer avant lui) On peut dire de lui qu’il a inventé une bonne partie de la langue anglaise ; il en a en tout cas exploité à fond les deux grandes qualités (la souplesse et le sens du concret, donc de l’image) qu’il a contribué à amplifier et à perpétuer. Nombreuses sont les expressions qui sont passées telles quelles des pièces de Shakespeare dans la langue de tous les jours. Quelques exemples, tirés de Hamlet : There’s something rotten in the state of Denmark. I, 4 (Quelque chose est pourri dans le royaume de Danemark) Not a mouse stirring. I, 1 (Pas l’ombre d’une souris) Frailty, thy name is woman. I, 2 (Faiblesse, tu es femme!) More matter, with less art. II, 2 (Plus de matière et moins d’art) Hold the mirror up to nature. III, 2 (Présentez un miroir à la nature) Words, words, words. III, 2 (Des mots, des mots, des mots) B. 1. Shakespeare brise tous les schémas rigides du passé Pour lui le monde n’est pas figé ; il change

constamment et pour Shakespeare la langue ne peut être que le reflet fidèle de toutes ces variations. Ce qui caractérise donc sa langue est avant tout sa souplesse ; elle s’adapte à toutes les circonstances et reflète toutes les émotions et pensées des personnages, des plus élevées aux plus plates. Shakespeare n’hésite pas non plus à passer du vers à la prose, du langage ultra littéraire au 11 plus vulgaire, chez le même personnage et, souvent même, dans le même dialogue. Ceci est particulièrement vrai dans Hamlet : voir les monologues d’une part et, d’autre part, les jeux de mots à connotation sexuelle. 2. L’inventivité de Shakespeare De tous les auteurs de langue anglaise, c’est incontestablement lui qui a le vocabulaire le plus étendu (quelque 30.000 mots différents) Hamlet en comporte 5000, un chiffre énorme quand on sait que le vocabulaire actif et passif utilisé à l’heure actuelle et sur toute sa vie par une personne ayant fait des

études supérieures ne dépasse pas 17.000 mots Shakespeare est un jongleur de la langue. Il puise ses mots dans tous les domaines linguistiques et dans tous les registres. Il invente des mots (il est, à lui seul, le père de quelques 2000 néologismes), couvre tout l’espace du vocabulaire anglo-saxon, et n’hésite pas à utiliser des termes latins et français. Il lui arrive même de se traduire en quelque sorte, dans une sorte d’autodérision souriante 1, son langage s’adressant d’abord aux gens éduqués (ou supposés tels) de son époque, puis aux manants debout dans le parterre du Globe. 3. Mais son verbe a toujours le ton et l’allure du langage parlé Shakespeare n’oubliait en effet jamais qu’il était avant tout homme de théâtre et que ce qu’il couchait sur papier devait être dit. D’où aussi ces sonorités inoubliables ; il y a dans les monologues de Hamlet des passages qui charment l’oreille sans que l’on prête attention au sens. Il y a aussi des

miracles de simplicité et de puissance : « Je pense, donc je suis » nous convainc ; « Etre ou n’être pas. C’est la question » nous émeut. 4. Shakespeare, c’est le monde transformé en images, en métaphores ; c’est l’appropriation de l’objet par le mot pour créer une idée ou une émotion. C’est aussi les doubles sens, les calembours, les jeux de mots, parfois ironiques, souvent obscènes, toujours hilarants, même dans les plus grandes tragédies. 5. Shakespeare utilise en général deux modes d’expression : le vers blanc (sans rime) sur le rythme du pentamètre iambique (cinq syllabes accentuées, la syllabe non accentuée précédant la syllabe accentuée) et la prose. Ce vers blanc était d’origine récente et ne remontait pas plus loin que les années 1540. La première pièce de théâtre à l’utiliser est Gorboduc (Sackville et Norton, 1561) Ce vers a comme avantage de pouvoir combiner les effets d’un langage relevé et sublime avec ceux de Voir,

dans Macbeth II, 2: This my hand will rather The multitudinous seas incarnadine, Making the green one red. 1 Cest ma main qui rendra incarna Les multitudineuses mers, faisant Du vert un rouge (Trad. André Markowicz, Babel, Actes Sud, 1996) 12 la langue de tous les jours. On peut dire que, dans Hamlet, Shakespeare réserve le vers aux personnages de rang élevé, la prose aux autres. Mais rien n’est rigide chez lui : les soldats de l’Acte I s’expriment en vers, Hamlet en prose dans la scène du cimetière. Disons plutôt que le vers confère aux dialogues et monologues une solennité que Shakespeare ne veut pas donner au dialogue de Hamlet avec les fossoyeurs. En outre, il n’hésite pas à rompre le rythme du pentamètre lorsqu’il souhaite donner au vers un relief particulier. Les pentamètres de « Etre ou n’être pas » (en anlais, naturellement) sont dans l’ensemble réguliers, la logique implacable du raisonnement de Hamlet s’appuyant sur la régularité des

vers, mais aucun des six premiers vers du premier monologue (« O souillures, souilloures de la chair. Si elle pouvait fondre ») ne l’est, comme si l’émotion qui submerge Hamlet l’empêchait de s’enfermer dans un schéma verbal trop rigide. * Shakespeare est passé par toutes les époques. Parti de la Renaissance, il a traversé l’Âge de raison, le romantisme, le siècle victorien, la Révolution industrielle ; il s’accommode fort bien de l’informatique et se répand dans le Web. Il tient le coup, il est indestructible Il parle à chacun : pour certains, c’est un marxiste, pour d’autres un misogyne, son discours tient de l’extrême droite, etc. Il n’est rien de tout cela mais il est peut-être tout à la fois, comme nous tous Il a merveilleusement anticipé toutes les écoles de la psychologie des dix-neuvième et vingtième siècles. Il connaît la nature humaine, par conséquent il nous connaît ; nous nous reconnaissons dans ses personnages. 13 Pour en

savoir plus sur la vie et l’œuvre de Shakespeare : Arnold, Paul, Clefs pour Shakespeare, Vrin, 1977 Déprats, Jean-Michel (ed.), Shakespeare et la France, Montpellier, Université Paul Valéry, 2001 Déprats, Jean-Michel (ed.), Shakespeare et la voix, Montpellier, Université Paul Valéry, 1999 Dorval, Patricia (ed.), Shakespeare : comment le mal vient aux hommes, Montpellier, Université Paul Valéry, 1997. Fluchère, Henri, Shakespeare, dramaturge élisabéthain, Gallimard, 1966 Frye, Northrop, Les fous du temps. Sur les tragédies de Shakespeare, Belin, 2002 Frye, Northrop, Shakespeare et son théâtre, Boréal, 1988 Girard, René, Shakespeare. Les feux de l’envie, Grasset, 1990 Goy-Blanquet, Dominique, Michel Grivelet & Marie-Madeleine Martinet, Shakespeare de A à Z. ou presque, Aubier, 1988. Goy-Blanquet, Dominique, Shakespeare et l’invention de l’histoire, Le Cri, 1997 Hocmard, Gérard, Shakespeare, Ellipses, 2000. Hugo, Victor, William Shakespeare,

Garnier-Flammarion, 1963 (1864) Jacquot, Jean, Shakespeare en France, mises en scène dhier et daujourdhui, Éditions Le Temps, 1964. Jones-Davies, Marie-Thérère, Shakespeare : Le théâtre du monde, Balland, 1987. Kott, Jan, Shakespeare notre contemporain, Payot, 1978. Laroque, François, Shakespeare comme il vous plaira, Gallimard, 1991. Laroque, François, Shakespeare et la fête, Presses universitaires de France, 1988. Laroque, François, Shakespeare, Gallimard, 1993 Maguin, Jean-Marie et Angela, William Shakespeare, Fayard, 1996. Marienstras Richard, Shakespeare au XXIe siècle : Petite introduction aux tragédies, Les Éditions de Minuit, 2000. Maurice, Martin, Master William Shakespeare, Gallimard, 1953 Mayoux, Jean-Jacques, William Shakespeare, Aubier, 1982 Müller, Heiner, Shakespeare. Une Différence, Minuit, 2001 Paris, Jean, Shakespeare par lui-même, Seuil, 1954 Paris, Jean, Shakespeare, Seuil, 1981. Payne, Robert, Shakespeare et l’Angleterre élisabéthaine, Perrin,

1983 Rowse, Alfred Leslie, William Shakespeare, Plon, 1964 Schoenbaum, Samuel, William Shakespeare, Flammarion, 2001. 14 Sibony, Daniel, Avec Shakespeare, Grasset, 1988 Sibony, Daniel, Avec Shakespeare. Eclats et passions en douze pièces, Seuil (Points Esais), 2003 Sichère, Bernard, Le nom de Shakespeare, Gallimard, 1987 Simon, Irène, Shakespeare et la tradition humaniste, Département d’anglais/Université de Liège, 1989 Spencer, Théodore, Shakespeare et la nature de l’homme, Flammarion, 1974 Suhamy Henri, Shakespeare, Le Livre de Poche, 1996. Suhamy Henri (ed.), Shakespeare, « Hamlet », Ellipses, 1996 Tomasi di Lampedusa, Giuseppe, Shakespeare, Allia, 2000 Vignaux Michèle, Shakespeare, Hachette Supérieur, 1998. 15 Hamlet Illustration 4 (1605quarto.jpg) Sources historiques de la pièce Il est probable que Hamlet trouve son origine dans une saga islandaise populaire mentionnée pour la première fois par Snaebjörn, poète islandais du 10e siècle. Le poète et

historien danois Saxo Grammaticus y fait référence dans son Historia Grammatica à la fin du 12e siècle. Dans cet ouvrage latin retraçant l’histoire du Danemark, le futur personnage de Shakespeare apparaît sous le nom de Amleth dans un récit probablement influencé par l’histoire classique de Lucius Junius Brutus. En voici l’intrigue : Horvendill, le père de Amleth, est assassiné par son frère Feng qui par la suite épouse Gerutha, la veuve de sa victime. Amleth feint la folie afin de sembler impuissant aux yeux de Feng et d’être ainsi épargné. Il évite le piège d’une jeune fille envoyée par ses ennemis et tue un espion dissimulé dans la chambre de sa mère. Ophélie et Polonius sont donc déjà vaguement présents, tout comme l’épisode d’une lettre commanditant l’assassinat d’Amleth auprès du roi d’Angleterre. Amleth parvient à l’intercepter et ce sont les deux messagers qui sont assassinés à sa place. Amleth épouse alors la fille du roi

d’Angleterre, retourne au Danemark et assassine Feng que le roi d’Angleterre a cependant secrètement promis de venger. A cette fin, il envoi Amleth à la cour de la reine d’Écosse qui tombe amoureuse de lui et l’épouse à son tour. Amleth vainc alors le roi d’Angleterre et retourne avec ses deux épouses au Jutland. Cependant, les origines exactes du personnage sont controversées ; d’aucuns voient en Hamlet le produit du folklore du Jutland, une interprétation soutenue par la possible étymologie du nom du protagoniste comme signifiant Onela fou, ce qui suggère l’identification avec le roi suédois Onela mentionné dans Beowulf. D’autres y voient une origine orientale (perse) ou celte (irlandaise). Des parallèles peuvent également être établis avec les romances anglaises d’Havelok, Horn et de Bevis de Hampton. Au seizième siècle, la version de Saxo est traduite et son élément de terreur amplifié par François de Belleforest dans son recueil Histoires

tragiques (vol.5, 1570) Une version anglaise de cette histoire est publiée à Londres en 1608 sous le titre The Historye of Hamblet. A la fin des années 1580, une tragédie de vengeance (revenge tragedy) dans la tradition sénéquienne sur Hamlet, prince du Danemark, basée sur Belleforest était déjà populaire à Londres. Cet Ur-Hamlet est traditionnellement attribué à Thomas Kyd , de six ans l’aîné de Shakespeare. Semblable dans les grandes lignes à la version de ce dernier que l’on peut dater d’entre 1599 et 16 1602, la pièce mettait en scène un personnage à la psychologie moins complexe et dont les prévarications étaient dues essentiellement à des problèmes pratiques pour assassiner le roi constamment entouré de gardes. Cet Ur- Hamlet ne contenait ni monologues ni scène du cimetière Une autre source, italienne celle-là, L’Assassinat de Gonzague, que Hamlet mentionne dans les scènes II, 2 et III, 2, pourrait bien être à l’origine de l’intrigue

du poison versé dans l’oreille. En plus des sources littéraires, Shakespeare a pu nourrir son œuvre de références à des événements contemporains. L’un d’entre eux serait la mort peut-être volontaire d’Hélène de Tournon, victime de l’amour et sœur ou fille d’une dame d’honneur de Marguerite de Valois. Les circonstances sont suffisamment proches de la fin et des obsèques d’Ophélie pour en suggérer la parenté. Il est raisonnable de croire que Shakespeare remanie la pièce de Kyd dans les dernières années du seizième siècle et rédige définitivement son œuvre en 1601. Hamlet est déposé en 1602 au Registre de la Librairie et publié in-quarto en 1603. La pièce fut par la suite réécrite et amendée afin de répondre aux sensibilités de chaque époque. Jugée barbare et brutale, la dernière scène de l’Acte V fut adoucie par le Siècle des Lumières alors que le dix-neuvième siècle donna un ton byronnien au personnage. Plus récemment, on a vu

des Hamlets en habits victoriens ou contemporains et l’apparition régulière d’adaptations de la pièce au cinéma, dont la récente superproduction de Kenneth Branagh. Tout indique que, contrairement à ses prédécesseurs au théâtre (et dont les textes sont perdus d’ailleurs), le Hamlet de Shakespeare connut un énorme succès dès sa première représentation. Ce succès n’a fait que s’amplifier depuis, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Il n’existe pas non plus au monde une autre pièce qui ait suscité autant de perplexité chez les critiques. Hamlet est à la fois une merveille et un énorme point d’interrogation. 17 Résumé Acte I, scène 1 Les sentinelles Bernardo et Marcellus, qui montent la garde sur les remparts du château d’Elseneur, ont invité Horatio à se joindre à eux afin de lui parler du spectre qui leur est apparu les nuits précédentes. Pour Bernardo et Marcellus, il s’agit d’un mauvais présage qui annonce peut-être une

invasion imminente par les troupes de Fortinbras, prince de Norvège. Horatio refuse de les croire jusqu’à ce qu’il voie surgir le spectre en qui il reconnaît le roi Hamlet, récemment décédé. Le spectre ne dit rien et disparaît presque immédiatement. Il réapparaît peu après et semble sur le point de parler lorsque le chant du coq, annonçant l’aube, l’oblige à disparaître. Horatio décide alors d’avertir Hamlet. Acte I, scène 2 Claudius, s’adressant à la cour, parle de son accession au trône, à la mort du père de Hamlet, de son mariage avec Gertrude, la reine veuve, et annonce avoir écrit au roi de Norvège pour le sommer de mettre fin aux ambitions de son neveu, Fortinbras, qui veut reconquérir les terres perdues par son père. Il s’adresse ensuite à Laërte, fils de son conseiller Polonius, à qui il donne la permission de retourner à Paris. Il se tourne alors vers Hamlet et l’interroge sur les raisons de sa mélancolie Il lui conseille de mettre

fin à sa tristesse, qu’il juge déraisonnable, et lui demande de ne pas retourner à l’université de Wittenberg. La reine joint ses prières à celles du roi et Hamlet promet de faire de son mieux pour lui obéir. Après le départ du roi et de sa cour, Hamlet, resté seul, exhale sa tristesse et se déclare dégoûté par le remariage hâtif de sa mère un mois à peine après la mort de son père. Arrivent Horatio, Marcellus et Bernardo. Horatio révèle à Hamlet les apparitions du spectre et le prince décide de monter la garde avec eux le soir même et de parler au spectre. Pour la première fois, Hamlet s’interroge sur les circonstances réelles de la mort de son père et soupçonne une félonie. Acte I, scène 3 Laërte se prépare à partir pour la France. Il met en garde sa sœur Ophélie contre les déclarations d’amour de Hamlet. Même s’il se peut que les sentiments de Hamlet soient authentiques, celui-ci reste un prince et n’est par conséquent pas libre

d’épouser qui il veut. Arrive Polonius, qui commence par prodiguer des conseils à Laërte puis commande à Ophélie d’éviter Hamlet. Ophélie promet de lui obéir. 18 Acte I, scène 4 La scène nous ramène aux remparts du château d’Elseneur, où Hamlet, Horatio et Marcellus attendent l’apparition du spectre. En entendant les échos des festivités données par le nouveau roi au château d’Elseneur, Hamlet commente la réputation d’ivrognes acquise par les Danois : un penchant naturel chez un peuple ou chez un individu peut souvent « noircir la plus noble substance ». Le spectre apparaît et Hamlet le conjure de parler Le spectre lui fait signe de le suivre et, ignorant les conseils de ses compagnons, Hamlet acquiesce. Acte I, scène 5 Le spectre déclare être l’esprit de son père revenu sur terre. Il dit à Hamlet avoir été assassiné par son oncle Claudius, qui, profitant de son sommeil, lui a versé un poison mortel dans l’oreille. Après avoir

accompli son méfait, Claudius a fait croire à tous que son frère avait été mordu par un serpent. Hamlet père, qui fut ainsi tué sans pouvoir se repentir de ses péchés, est désormais condamné à errer dans les geôles du Purgatoire. Il lui demande de punir le frère assassin et incestueux mais de ne pas faire de mal à sa mère qui sera, de toute manière, en proie aux remords de sa conscience. Le spectre disparaît Arrivent Horatio et Marcellus. Hamlet feint l’insouciance et, par trois fois, leur fait jurer de ne rien révéler de l’apparition de cette nuit. A chaque fois, le spectre, désormais invisible, crie « Jurez ! » Ils jurent enfin de ne rien révéler même si la conduite de Hamlet leur parait singulière. Acte II, scène 1 Polonius soupçonne son fils Laërte de mener une vie peu vertueuse et dépêche à Paris un envoyé, Reynaldo, pour l’espionner. Arrive Ophélie qui semble bouleversée par la conduite de Hamlet Celui-ci, qui lui est apparu mal habillé,

pâle et tremblant, s’est contenté de la tenir à bout de bras et de la regarder longuement, sans rien dire. Polonius, qui avait auparavant ordonné à Ophélie de se montrer froide à son égard, pense que le comportement de Hamlet est dû à une déception amoureuse. Il décide d’en parler au roi Acte II, scène 2 Claudius demande à Rosencrantz et Guildenstern, amis d’enfance de Hamlet, de sonder le prince afin de connaître les causes de son étrange « transformation ». Arrive Polonius qui annonce au roi l’arrivée des ambassadeurs de retour de Norvège. Le roi de Norvège a convaincu Fortinbras d’envahir la Pologne plutôt que le Danemark. Polonius déclare alors avoir découvert la cause de la 19 folie de Hamlet : son amour impossible pour Ophélie qui a rejeté ses avances. Pour le roi et la reine, ces explications ne sont guère convaincantes. La reine pense que c’est son propre mariage hâtif qui a fait perdre la raison à son fils. Arrive Hamlet, feignant

la folie, ce qui lui permet de tourner en dérision les remarques et insinuations de Polonius. Polonius sort, après avoir accueilli Rosencrantz et Guildenstern. Hamlet découvre bientôt que ceux-ci ont été envoyés par le roi pour l’interroger et la conversation tourne sur la venue d’une troupe de comédiens, sur le théâtre et sur les principaux rôles qui sont de plus en plus souvent confiés à des enfants. Hamlet accueille les comédiens, introduits par Polonius. Ils lui récitent quelques vers traitant de la mort du roi Priam de Troie et du deuil porté par son épouse, Hecube. Polonius emmène les acteurs, sauf l’acteur principal à qui Hamlet demande de représenter Le Meurtre de Gonzague devant la cour et d’y insérer quelques vers écrits de sa propre main. Laissé seul, Hamlet s’émerveille devant le pouvoir d’évocation du théâtre et s’interroge sur sa propre inaction. Il a décidé de faire représenter l’assassinat de son père par son oncle et

d’observer ses réactions, afin de le démasquer et de venger son père. Acte III, scène 1 Afin de comprendre le motif de la tristesse de Hamlet, le roi et la reine décident de le confronter à Ophélie. Polonius invite Ophélie à faire semblant d’être seule tandis que le roi et lui-même attendent, cachés derrière une tapisserie. Entre Hamlet, qui prononce le fameux monologue « Etre ou n’être pas », jusqu’au moment où il aperçoit Ophélie. Hamlet nie son amour pour elle et lui conseille de ne pas se marier mais d’entrer au couvent. Claudius, qui est maintenant convaincu que la folie de son neveu n’est pas due à un chagrin d’amour, commence à voir en Hamlet un danger pour la couronne. Il décide de se débarrasser de lui en l’envoyant en Angleterre Quant à Polonius, il suggère de tenter une dernière fois de découvrir les raisons de la conduite de Hamlet en le confrontant à sa mère, Gertrude. Acte III, scène 2 Après avoir donné ses instructions aux

acteurs, Hamlet charge Horatio d’épier les réactions du roi pendant la représentation. Le roi, la reine et la cour viennent assister à la représentation Hamlet, la tête sur les genoux d’Ophélie, s’apprête à lui commenter la pièce qui est précédée d’un résumé mimé de l’action, suivi de quelques mots adressés au public par un personnage appelé « Prologue ». La pièce proprement dite débute. Elle met l’accent sur les thèmes de la trahison, du meurtre et de l’inceste. Au moment où Lucianus verse du poison dans l’oreille du roi, Claudius se lève et quitte la salle, bien que Hamlet lui ait assuré qu’il s’agissait d’une pièce relatant le meurtre du duc de 20 Gonzague à Vienne. Hamlet croit maintenant avoir obtenu la confirmation du meurtre de son père Le roi envoie Rosencrantz et Guildenstern, puis Polonius, transmettre à Hamlet le désir de sa mère de s’entretenir avec lui. Hamlet déclare son intention de se venger du roi mais

décide de ne pas s’en prendre à sa mère autrement qu’en paroles. Acte III, scène 3 Claudius charge Rosencrantz et Guildenstern d’escorter Hamlet jusqu’en Angleterre. Polonius s’en va espionner Hamlet chez la reine. Resté seul, le roi s’agenouille pour prier et obtenir le pardon de ses péchés mais n’y parvient pas, accablé par « le poids de la faute ». Entre Hamlet Il pourrait aisément tuer le roi mais décide de l’épargner parce que tuer son oncle en prière aurait pour résultat de l’envoyer au Paradis. Acte III, scène 4 Polonius, caché derrière une tenture, assiste à l’entrevue de Hamlet avec sa mère. Le comportement brutal de Hamlet effraie la reine qui appelle au secours. Polonius bouge et trahit sa présence Hamlet le poignarde à travers la tenture, croyant que c’est le roi. Il reproche à sa mère sa conduite indigne et son manque de vertu. Le spectre du roi défunt apparaît alors et enjoint à Hamlet de se venger de Claudius mais de ne

pas ajouter aux souffrances de sa mère. Hamlet demande à sa mère de ne plus partager le lit de Claudius. Puis, il change d’avis et lui conseille d’accueillir le roi et de lui raconter cette scène. Il quitte la pièce, traînant derrière lui le cadavre de Polonius Acte IV, scène 1 Gertrude a désormais la certitude que son fils est atteint de folie. Elle met le roi au courant de la mort de Polonius. Claudius se rend compte qu’il était probablement la véritable cible de Hamlet et charge Rosencrantz et Guildenstern de partir immédiatement pour l’Angleterre. Acte IV, scène 2 Rosencrantz et Guildenstern tentent de découvrir où Hamlet a caché le cadavre de Polonius. Hamlet les tourne en dérision et refuse de leur répondre. Il accepte cependant de rencontrer le roi Acte IV, scène 3 Hamlet refuse de répondre aux questions du roi mais semble content de partir en exil. Laissé seul, Claudius révèle qu’il a ordonné que Hamlet soit exécuté dès son arrivée en

Angleterre. 21 Acte IV, scène 4 Avant de partir pour l’Angleterre, Hamlet rencontre Fortinbras qui traverse le Danemark pour aller conquérir quelques terres stériles en Pologne. Songeant à la futilité de l’enjeu, Hamlet se reproche son inaction, lui qui tarde à venger la mort de son père et l’honneur de sa mère. Acte IV, scène 5 Ophélie apparaît, rendue folle par la mort de son père et la perte de Hamlet. La reine tente de la raisonner mais elle ne répond rien et se contente de chanter des complaintes amoureuses. Arrive Laërte, qui est revenu de France et exige qu’on lui dise la vérité au sujet de la mort de son père ainsi que les raisons pour lesquelles celui-ci n’a pas eu droit à des funérailles nationales. Au moment où le roi s’apprête à lui offrir des explications, Ophélie entre dans la pièce. Se rendant compte de ce qui est arrivé à sa sœur, Laërte se promet de punir ceux qui sont responsables de la mort de son père. Acte IV, scène 6

Horatio reçoit une lettre de Hamlet. Hamlet y raconte que son navire a été attaqué par des pirates et que ceux-ci l’ont épargné après avoir obtenu d’être reçus par le roi du Danemark. Hamlet informe Horatio que Rosencrantz et Guildenstern sont toujours en route pour l’Angleterre. Acte IV, scène 7 Claudius rend Hamlet responsable de la mort de Polonius et de la folie d’Ophélie. Il confie à Laërte les raisons qui l’ont poussé à épargner son neveu : outre l’affection que lui porte sa mère, Hamlet a le soutien de tout un peuple. Un messager entre et leur annonce le retour de Hamlet Le roi songe à une ruse et conseille à Laërte de provoquer son neveu en duel. Laërte accepte la proposition du roi et annonce son intention d’enduire le bout de son épée d’un poison mortel. En outre, le roi s’engage à offrir une coupe empoisonnée à Hamlet pendant le duel. La reine entre et annonce la mort d’Ophélie, qui s’est noyée. Cette nouvelle confirme

Laërte dans son intention d’éliminer Hamlet Acte V, scène 1 Hamlet et Horatio rencontrent deux fossoyeurs en train de creuser la tombe d’Ophélie. Hamlet leur parle et s’interroge sur le sens de la vie et de la mort. En examinant les crânes rejetés par les fossoyeurs, il s’émeut de trouver celui de Yorick, le bouffon qui l’a tant diverti dans son enfance. Le cortège funèbre arrive. Laërte maudit celui qu’il considère comme l’assassin de sa sœur et saute 22 dans la fosse. Hamlet le rejoint et ils se battent On les sépare Avant de partir, Hamlet crie son amour pour Ophélie. Acte V, scène 2 Hamlet raconte à Horatio comment il a pu substituer à la lettre du roi demandant aux autorités anglaises son exécution une autre lettre leur demandant d’exécuter Rosencrantz et Guildenstern, les porteurs du message. Ensuite, il tente de se réconcilier avec Laërte et lui présente ses excuses pour l’avoir offensé. Arrive Osric, un courtisan, pour s’assurer

de la participation de Hamlet au duel Hamlet accepte de relever le défi. Laërte semble prêt à accepter l’amitié de Hamlet mais insiste pour se battre en duel. Le duel commence Après la première passe, le roi offre la coupe empoisonnée à Hamlet, qui la laisse de côté. Hamlet remporte la première passe et la reine boit à sa santé, prenant la coupe empoisonnée. Dans la confusion du duel, Hamlet et Laërte échangent leurs armes si bien que tous deux sont finalement atteints par le poison. La reine meurt et Laërte révèle son propre stratagème ainsi que celui du roi. Hamlet se jette alors sur le roi et le frappe de la pointe d’épée empoisonnée puis l’achève en le forçant à boire de la coupe fatale. Laërte meurt après s’être réconcilié avec Hamlet. Horatio veut lui aussi boire de la coupe empoisonnée mais Hamlet l’en dissuade et le charge de raconter sa tragédie. A ce moment, Fortinbras revient de Pologne et Hamlet fait part à tous de son souhait

que le prince de Norvège règne sur le Danemark. Hamlet meurt à son tour. Les ambassadeurs entrent et annoncent l’exécution de Rosencrantz et Guildenstern 23 Les thèmes Hamlet est une pièce qui s’adresse à tous les publics, ou, à tout le moins, aux publics disposés à se poser, avec Hamlet, d’innombrables questions sur des sujets tels que la vie et la mort, l’action et l’inaction, la vengeance, etc. C’est aussi une pièce où le héros est excessivement loquace (il occupe à lui seul 37% de l’espace verbal de la pièce). Il s’y épanche dans une série de monologues qui, de manière tout à fait inhabituelle, freinent considérablement l’action ; leur fonction est de sonder les profondeurs de l’âme et de la condition humaines et non de faire avancer l’intrigue. Il n’empêche qu’il y a du suspense dans Hamlet. Il nous tarde de savoir ce qui va se passer dans les moments qui viennent, lequel des protagonistes va prendre l’avantage. L’intrigue

de Hamlet est moins prévisible que celle des autres tragédies de Shakespeare (voir surtout Le Roi Lear et Macbeth). Elle sort du schéma « classique » en ce que son personnage central n’est frappé ni d’un défaut rédhibitoire ni d’une malédiction irrémédiable et ne prend non plus de décision déraisonnable qui va le mener inévitablement à sa perte (Lear, Macbeth, Roméo et Juliette). Hamlet se voit simplement confier une mission la vengeance et la question est de savoir comment il va l’accomplir. Un dramaturge moins imaginatif s’en serait tenu là, et, dans ce schéma, la mort de Hamlet n’est même plus une nécessité ; Hamlet ne meurt en accomplissant l’acte de vengeance ni dans Saxo Grammaticus, ni dans Belleforest. Or, ici, le personnage central va à sa perte, et meurt à la fin, pour une raison qui n’a rien à voir avec l’intrigue principale ; en effet, c’est lui qui, par un geste impulsif (son assassinat de Polonius) se place dans un schéma (la

vengeance) qui est le miroir exact de l’intrigue, sauf que dans ce cas-ci il devient l’objet de la vengeance (Laërte doit venger la mort de son père) et n’en est plus l’instrument. Les deux schémas se confondent, de manière très opportune, dans la scène finale : Hamlet tue le roi, et Laërte tue Hamlet. * On peut faire de Hamlet une lecture simple, simpliste même, celle de la tragédie de la vengeance. Le père de Hamlet, roi de Danemark, a été tué par son frère, Claudius Celui-ci, passant par-dessus les droits à la succession de Hamlet fils, s’approprie à la fois la couronne et la femme de Hamlet père. Le spectre de Hamlet père révèle toute l’affaire au fils Tous les éléments de la tragédie de la vengeance sont donc réunis : Hamlet a une obligation, venger le meurtre, l’usurpation et l’adultère. Ce qu’il fait en tuant Claudius à la fin de la pièce Mais il est clair que le thème de la vengeance n’est qu’un prétexte que Shakespeare utilise

pour remuer toute une série de thèmes centraux à l’humanité toute entière : 24 – les relations père-fils, mère-fils, Hamlet et ses amis ; – les relations amoureuses ; – les rapports de force à la tête d’un état ; – la folie réelle, la folie feinte, la dissimulation ; – la jeunesse et la vieillesse ; – l’action et l’inaction ; – le pouvoir corrompu ou : le pouvoir corrompt ; – les grandes questions existentielles : l’existence d’un dieu ; « Etre ou n’être pas » ; la force du destin ; – le sens du théâtre. Tous ces thèmes, et bien d’autres, se retrouvent dans Hamlet. Mais il est important de se souvenir que Hamlet est au centre de tout et qu’il focalise sur lui tous ces grands thèmes. Est-il dans la littérature un autre personnage qui soit aussi riche, aussi complexe, aussi énigmatique, à la fois aussi opaque et aussi transparent ? Les lectures de Hamlet sont innombrables et sont fonction de la personnalité

du lecteur de la pièce, du metteur en scène et de l’acteur. Hamlet est un personnage qui s’impose à nous par sa complexité et son caractère mystérieux, à la limite indéchiffrable, et sur lequel notre propre personnalité peut venir se mouler. C’est un des rares personnages du théâtre, peut-être le seul, qui permette un échange constant. Chacun de nous, quel que soit son âge, peut se reconnaître dans Hamlet et peut façonner le mythe de Hamlet à son image. Laurence Olivier a dit qu’il pourrait jouer Hamlet pendant cent ans et lui trouver un nouveau sens à chaque représentation. Le personnage est ambigu, presque insaisissable, en effet, comme l’est la langue de la pièce. Mais cette ambiguïté renforce la richesse de la pièce plutôt qu’elle ne l’appauvrit ; et c’est précisément ce mystère qui permet à chaque lecteur et à chaque acteur de se livrer à une lecture personnelle et intime du personnage, de faire sienne sa complexité. Hamlet, c’est

lui, toi, moi, c’est nous tous ; étant nous tous, il est universel, le mythe que chacun d’entre nous essaie, dans son individualité, de comprendre et ne peut s’empêcher de reconnaître dans sa propre nature. Quelles sont donc les grandes caractéristiques de ce personnage fascinant et, partant, inoubliable ? Les interprétations sont légion. Nous ne citerons ici que les principales Le dilemme et l’indécision 25 Si les héros des grandes tragédies classiques sont tous confrontés à des choix, c’est pour qu’ils soient obligés de résoudre ces choix d’une manière ou d’une autre ; une fois leur décision prise, le reste s’ensuit, accompagné d’actes de noblesse grandiose ou, à l’autre extrême, d’abjecte déliquescence. Chez Hamlet, rien n’est simple, tout pose question Le dilemme auquel il se bute est de savoir non pas quel choix il doit faire, mais au contraire s’il va le faire. Selon certaines interprétations, Hamlet n’arrive à aucune

décision et projette ainsi l’image de l’individu indécis, inactif, passif, le romantique incapable d’agir et un peu pleurnichard ; à la limite, le bavard invétéré qui se complaît dans des paroles. Jean-Louis Barrault a dit de lui qu’il était « le héros de l’hésitation supérieure. » Il nous gave de soliloques d’une beauté inégalée, son émotion est d’une force foudroyante, mais il en reste là. C’est sans doute pour cela que T S Eliot voyait dans Hamlet une pièce ratée car, disait-il, elle présente un personnage « dominé par une émotion qui est inexprimable parce qu’elle excède les faits tels qu’ils apparaissent. » Pour Samuel Coleridge, le poète romantique anglais, Hamlet n’est pas un être excessivement sensible mais un philosophe tourmenté qui porte « un monde en lui-même », 2 un homme éloigné de l’action concrète et immédiate par une activité intellectuelle de loin supérieure à la normale. Pourquoi tant d’émotion et si

peu d’action ? C’est sa nature, diront certains : il est comme cela, le contraire parfait d’un Macbeth, voilà tout. D’autres le verront bloqué par un complexe d’Œdipe qui fait de lui un adolescent attardé un peu fou, englué dans de stériles ruminations existentialistes (on n’ose imaginer Hamlet roi !) ; d’autres encore le voient souffrant d’un excès de chasteté. Ou encore : ne serait-il pas simplement puritain ou homosexuel ? Ce ne serait pas un ivrogne, par hasard ? Ces hypothèses ont été avancées. Ou encore : le héros malheureux ? Le héros-victime à qui la vie ne réserve que frustrations et désillusions ? La mort de son père et la révélation de son assassinat par son propre frère (lequel se jette sur la veuve, la mère de Hamlet !), les trahisons de Gertrude, d’Ophélie, de Rosencrantz et de Guildenstern, de Laërte même ? Il n’y a pas que le royaume de Danemark qui soit pourri : c’est tout l’univers qui l’est. Le célèbre critique

français Henri Fluchère, qui voit dans Hamlet « le premier drame shakespearien, pouvant prétendre à la fois à l’extrême individualité et à l’universalité » (294), interprète la pièce comme une représentation symbolique de la lutte entre l’homme et son destin, ses tentations et ses contradictions. Illustration 5 (delacroix9.jpg) A cela s’oppose l’autre lecture Il faut remarquer d’abord que Hamlet, aussi loquace qu’il soit, est tout de même très actif. S’il est vrai que le fil de l’action lui est, en général, imposé par les autres personnages ou par les événements, il fait des choses. Il écoute le spectre (ce que ses amis refusent de faire), il adopte une attitude à la limite de la grossièreté vis-à-vis du roi, il renvoie violemment Ophélie, il déjoue l’une après l’autre les intrigues 2 Samuel Taylor Coleridge, Shakespearean Criticism. Vol 2 New York : Dutton, 1960 : 150 26 qui visent à démasquer son jeu, il monte à la cour un

spectacle qui n’est qu’un piège dans lequel il espère faire tomber le roi, il s’en prend à sa mère dans une scène d’une violence inouïe, il en vient aux mains avec Laërte ; enfin, et peut-être surtout pour ce qui relève de la violence physique, il tue Polonius, envoie ses amis Rosencrantz et Guildenstern à la mort, tue le roi et est indirectement responsable de la mort de Laërte. Pas mal pour quelqu’un qui, selon certains, ne sait pas ce que le mot action veut dire. Pour reprendre les mots de Mallarmé, dont la vision du personnage diffère sensiblement de celles d’Eliot et de Coleridge, « Hamlet tue indifféremment ou, du moins, on meurt. La noire présence du douteur cause ce poison, que tous les personnages trépassent : sans même que lui prenne toujours la peine de les percer, dans la tapisserie » ( « Hamlet et Fortinbras », 1896). Dans l’Ulysse de Joyce, Stephen Dedalus, quant à lui, se joint à Robert Greene en décrivant Hamlet comme un «

meurtrier de l’âme ». Hamlet n’est certes pas un lâche. Girard a raison lorsqu’il nous dit que Son inaction, consécutive aux ordres du spectre, découle de son inaptitude à mobiliser en lui les sentiments appropriés. A cette incapacité la pièce n’apporte jamais l’explication directe et sans ambiguïté que nous attendons. (345) Ce qui nous rend perplexes chez Hamlet c’est qu’il ne rejette jamais l’esprit de la vengeance et qu’en même temps il ne formule jamais le dégoût que l’éthique de la vengeance lui inspire. Bien entendu, il ne peut pas se livrer à ce genre de considération dans une pièce qui a la vengeance pour motif principal et qui doit satisfaire aux exigences du public. On imagine mal Hamlet proclamer son incapacité à accomplir son devoir ; c’est alors qu’il passerait pour un lâche et perdrait toute crédibilité auprès du public élisabéthain. Il faut donc que son discours soit, en surface au moins, celui de la vengeance et que son

comportement le fasse progresser jusqu’au point où l’acte de rétribution devient inévitable. Il faut aussi qu’en même temps ses hésitations soient le reflet, non d’une incapacité de l’esprit à agir, mais d’un doute métaphysique à l’endroit de la nature même de son devoir. Hamlet refuse ainsi de s’inscrire dans le contexte culturel de son époque mais il sait que tôt ou tard il devra s’y soumettre. Et en dernière analyse, Hamlet n’est que le porte-parole de Shakespeare qui écrit une tragédie de la vengeance pour en dénoncer l’inanité tout en respectant ses lois. Voilà le véritable sens de la prétendue passivité de Hamlet ; voilà le sous-texte de la pièce. * Il n’est pas impossible que Shakespeare ait ainsi voulu bouleverser les conventions de la tragédie classique, trop chargée de stéréotypes peut-être. Son Macbeth, son Othello, son Brutus, même son Lear sont, dès le premier acte, si bien emprisonnés dans des attitudes convenues

qu’ils en deviennent parfaitement prévisibles ; l’intrigue chemine de la cause à l’effet, l’aboutissement 27 devient inexorable. Rien de tout cela dans Hamlet ; Shakespeare nous surprend à chaque tournant ; c’est l’imprévisible qui domine et même la scène de la tuerie finale n’a qu’un rapport très éloigné avec les éléments qui nous sont fournis dans le premier acte. Bien sûr, Hamlet tue le roi mais il le tue parce que celui-ci vient, par inadvertance, de tuer Gertrude ; il est tout de même étrange qu’à ce moment il ne souffle mot de l’assassinat de son père, tout comme il est curieux que personne à la cour du Danemark ne semble s’émouvoir de ce monstrueux carnage où, en quelques secondes, disparaissent tous les personnages principaux du royaume. A moins, bien entendu, que Shakespeare, tout en feignant de mettre en scène les grands thèmes de la tragédie classique (la vengeance, la folie, la lutte pour le pouvoir, etc.), n’ait voulu

ébranler les certitudes que projettent à chaque coup ces thèmes et n’ait choisi, en dernière analyse, de ne présenter que le seul thème qui pour lui a un sens : le doute, l’incertitude. En cela, il aurait été un précurseur du théâtre du vingtième siècle : Hamlet, c’est peut-être le théâtre de l’absurde en 1601. Le tragique et la tragédie Toutes les époques ont leurs préférences littéraires. Le dix-huitième siècle et le début du dixneuvième préfèrent la poésie ; depuis lors, c’est la prose narrative qui tient le haut du pavé Ceci ne signifie pas que les autres genres sont absents de la scène littéraire mais, pour ne prendre qu’un exemple, même si le vingtième siècle nous a donné de grands dramaturges, personne ne prétendra que ce siècle a été celui du théâtre avant toute chose. Ce qu’il est convenu d’appeler l’époque élisabéthaine les dernières décennies du seizième siècle et le tout début du dix-septième connut un

foisonnement littéraire remarquable. Poètes, essayistes, satiristes et auteurs de sermons s’y bousculaient ; mais il fut un genre qui surpassa tous les autres, et de loin : le théâtre et la tragédie en particulier. Il est vrai que le règne d’Elisabeth I fut une période de paix et de prospérité relatives ; il est vrai que l’analphabétisme recula fortement pendant ces années ; il est vrai aussi que le destin voulut que vécurent en Angleterre à cette époque quelques génies de l’écriture dont Shakespeare fut incontestablement le plus grand. Ceci dit, nous aurions tort de dresser un tableau trop idyllique du règne d’Elisabeth. Les dernières années du seizième siècle et les premières années du dix-septième connurent une récession économique qui entraîna une régression sociale importante, aggravée sans doute par les soucis que se faisait la population à l’endroit de la succession d’Elisabeth. Le tableau que se faisaient les sujets de Sa Majesté de

la scène culturelle de l’époque était bien différent de celui que nous brossons maintenant avec un recul de quatre siècles. Si on leur avait demandé quel était le genre littéraire le 28 plus brillant et le plus populaire de leur temps, ils auraient sans nul doute répondu que c’était la satire, sous forme de pamphlet ou sur les planches d’un théâtre (quand Hamlet nous dit que « le Danemark est une prison », la plupart des spectateurs élisabéthains comprenaient « l’Angleterre »). Ces mêmes Anglais n’auraient accordé aux grandes tragédies de leur temps, et à celle de Shakespeare en particulier, qu’une deuxième place au mieux. La tragédie remonte à l’Antiquité grecque. Elle a un fondement universaliste la nature humaine, la relation de l’homme à son destin et à l’univers qui lui a permis de survivre jusqu’à nos jours. Elle a surtout un potentiel d’expression et une puissance de communication avec le public que les autres genres ne

peuvent pas prétendre égaler. Les comédies, les satires et les sermons avaient certes un grand attrait pour les élisabéthains mais une bonne partie de cet attrait reposait sur leur caractère topique, perdu, pour une bonne part, pour nous. Les grands tragédies, dont celles de Shakespeare, gardent elles leur sens et leur attrait pour tous, quelque soit le siècle qui les contemple. Il n’est pas inutile de rappeler que c’est la tragédie grecque qui a posé un certain nombre de vecteurs qui permettent de la distinguer d’autres genres théâtraux comme la comédie. Le thème central de la tragédie réside dans la confrontation de l’être humain avec le mal, que celui-ci lui soit intérieur ou extérieur, confrontation dont il sort vaincu pour ouvrir la voie au rétablissement du bien. La tragédie s’articule donc sur la reconnaissance de l’existence et de l’inéluctabilité du mal et de l’insondabilité du pourquoi de ce mal. Mais elle reconnaît en même temps les

possibilités de rédemption présentes dans l’être humain, le moment tragique se situant à l’intersection des deux : il faut payer pour recouvrer le bien, et la peine est généralement la mort. Dans le théâtre grec, l’être humain est placé en situation d’agir, mais il ne peut saisir seul la véritable portée de ses actes ; elle ne lui sera révélée que bien plus tard, et cette révélation ne se fera généralement que par une intervention extérieure ou divine ou par un enchaînement de faits qu’il est convenu d’appeler le destin. L’homme a donc l’illusion d’être libre mais il s’aperçoit rapidement que sa liberté ne peut s’exercer que dans les limites des contraintes qui lui sont imposées par les dieux ou par son destin (qui ne forment souvent qu’une seule entité). Le tragique prend ici une autre dimension car, à cause de cette intervention divine, l’être humain se voit dégagé d’une partie de sa responsabilité, ne peut agir que dans un

monde qu’il ne peut pas changer, et voit sa liberté d’action limitée par des règles qui lui sont imposée de l’extérieur. Agent autonome, en partie du moins, il est aussi victime ; c’est la tension qui naît de l’opposition des deux termes de cette équation qui donne à son existence dans ce monde tout son sens tragique. La Renaissance, qui connaît son apogée aux seizième et dix-septième siècles, redécouvrira les arts de la Grèce antique ; elle donnera, tout en la redéfinissant, un nouvel essor à la tragédie. L’être 29 humain retrouve sa place au centre de la vie ; il retrouve le droit à la liberté, au libre choix, à l’exercice des sens et de la raison. Mais, être de croyance avant tout, il reste soumis dans une certaine mesure aux règles que lui impose sa culture chrétienne. Si la Renaissance offre à l’homme un épanouissement qu’il n’avait jamais connu auparavant, elle le place aussi devant un dilemme souvent insoluble, car, s’il lui

est maintenant donné l’occasion d’exploiter toutes les qualités de sa nature, il se voit en même temps confronté à toutes ses contradictions et incompatibilités. S’il peut se réjouir de ses réussites, il ne peut que se sentir totalement coupable de ses échecs. Il est seul devant lui-même et devant le dieu de la chrétienté. La Renaissance s’écarte du modèle du héros de l’Antiquité, fier, altier, agressif, ambitieux, conscient de sa puissance, terrible dans ses haines, outrancier dans ses amours. La culture chrétienne cultive l’image de l’homme plus contemplatif, plus humble, plus charitable, moins prompt aux excès et moins soumis à ses passions. La Renaissance est donc moulée dans un alliage inconfortable, celui de deux traditions incompatibles, presque antagonistes, et c’est probablement cette tension qui a mené à cette explosion créatrice qu’a connue cette époque. Shakespeare luimême passe d’un pôle à l’autre, de l’homme d’action

(Macbeth) à l’être introspectif (Hamlet) Et même à l’intérieur d’une même pièce, le personnage peut hésiter entre action et réflexion, entre les deux traditions que son état d’homme de la Renaissance essaie de réconcilier. Hamlet ne fait rien d’autre dans son célèbre monologue : Est-il plus noble pour une âme de souffrir Les flèches et les coups d’une atroce fortune Ou de prendre les armes contre une mer de troubles Et de leur faire front et d’y mettre fin ? (III, 1) C’est le comportement de Hamlet qui nous fournit la réponse à cette question. S’il admire les actes héroïques chez son père et chez Fortinbras et s’il ressent une certaine frustration de ne pouvoir les émuler, il comprend en même temps que les motivations qui régissent les gesticulations des ces va-t-en-guerre (Fortinbras) sont vides de sens : on ne se bat pas pour un fétu de paille. Mais si l’un se bat pour un fétu de paille, pourquoi lui, Hamlet, ne se bat-il pas alors

qu’il a les meilleures raisons du monde de le faire ? Ecartelé entre deux traditions, pris au piège, Hamlet ne sait plus que faire. Il reste peu de choses chez Hamlet de la tradition grecque de la tragédie. Lear et Macbeth sont animés d’un orgueil ou d’une ambition démesurés, il sont coupables d’hubris et doivent payer pour leurs fautes. Roméo et Juliette sont victimes d’une vieille querelle de famille, dont plus personne ne sait les raisons, et d’un malheureux concours de circonstances. Qu’ils soient victimes d’eux-mêmes ou de leur destin, ils doivent se plier à leur sort. Lear, Macbeth et Roméo et Juliette 30 sont, à cet égard, proches des tragédies de Sénèque, que Shakespeare connaissait. Hamlet s’en distingue considérablement. Il ne souffre d’aucun des défauts de Lear et de Macbeth, il n’est pas non plus victime des effets d’un destin insondable. Il est totalement libre de ses choix, il est seul responsable de ses actes ; il les commet

en connaissance de cause et doit donc en supporter pleinement les conséquences. Parce qu’il est un personnage de haut rang, il entraîne avec lui le royaume, donc l’univers, les innocents et les coupables, dans la catastrophe. Parce qu’il connaît l’étendue de sa responsabilité, il est de son devoir d’accepter son châtiment, la mort, mais en même temps de rétablir ce que lui et d’autres ont mis en péril : l’ordre et le bien. Il lui incombe de tirer les conclusions non seulement de ses fautes à lui mais aussi des fautes que d’autres ont commises et dont il doit répondre parce qu’il est un prince. Hamlet est un homme de son temps, et son époque est chrétienne. Bien évidemment, il n’embrasse pas les préceptes du protestantisme de Luther ou du calvinisme, qui amorçaient alors une timide percée en Angleterre, mais il y a dans la pièce quelques références qui se rapprochent de l’anglicanisme (et certainement pas d’un catholicisme strict comme l’ont

voulu certains critiques). Mais ici encore, Hamlet se réclame d’une grande liberté de pensée et de comportement. Il se refuse le suicide parce que le Tout-puissant l’interdit, nous dit-il (voir aussi le refus de l’Eglise d’accorder des funérailles religieuses à Ophélie parce qu’elle s’est suicidée) mais il empêche Horatio de se donner la mort à la fin de la pièce non pas à cause de l’interdiction de l’Eglise mais parce qu’il souhaite qu’il reste quelqu’un qui puisse révéler la vérité et préserver ainsi son honneur à lui, Hamlet. Il croit au caractère éternel de l’âme et en une vie dans l’au-delà Il croit en l’existence du paradis, de l’enfer, et même du purgatoire, ce qui le place en porte-à-faux avec un précepte énoncé par la reine Elisabeth. Mais c’est le traitement qu’il réserve à Claudius dans la scène de la prière (III, iii) qui est le plus révélateur à la fois de ses croyances chrétiennes et de sa détermination

à décider seul. Illustration 6 (delacroix8jpg) Surprenant Claudius agenouillé et sans défense, il refuse, alors que l’occasion lui est offerte, d’accomplir l’acte de la vengeance et de le tuer parce qu’il croit, à tort, que le roi vient de prier et que, en état de pardon, il irait dans la mort tout droit au paradis. Or, pour Hamlet, il n’est pas question de l’envoyer ailleurs qu’en enfer ; mieux vaut donc attendre que Claudius soit en état de péché (et Hamlet se fait d’ailleurs un plaisir d’énumérer les nombreuses occasions qui ne manqueront pas de s’offrir à lui) pour le condamner à un sort, l’enfer, bien pire encore que celui, le Purgatoire, que connaît Hamlet père. Hamlet invoque donc l’interdiction de se suicider quand elle lui convient et s’arroge le droit de décider dans quel lieu le paradis, le purgatoire, ou l’enfer l’âme de Claudius passera l’éternité. Dans l’Ancien Testament, Dieu nous dit que c’est à lui

qu’appartient l’acte de vengeance. Hamlet, de toute évidence, change les règles du jeu et c’est lui qui pose le choix. 31 Ce serait donc une erreur de vouloir enfermer les tragédies de Shakespeare dans une définition stricte. Le monde de la Renaissance n’est pas un monde figé et il est clair que Shakespeare passe d’un modèle à l’autre, avance, revient sur ses pas, et met différentes formules à l’épreuve de son art. Les hésitations de Hamlet ne reflètent qu’un désir du dramaturge d’échapper aux contraintes de la tradition et, usant à plein de la liberté que lui donnait l’esprit de la Renaissance, de redéfinir la tragédie. Hamlet cherche à extraire le sens des choses en dehors des conventions et des dogmes, remet l’être humain au centre de l’univers, pose des questions fondamentales sur tout, la vie, la mort, l’amitié, l’amour, la sexualité, Dieu, et même, par le biais du théâtre, sur l’art. En ce sens, en proclamant l’absence

de certitudes, Hamlet est plus proche de nous et du théâtre du vingtième siècle que de la tragédie grecque. La vengeance Et cependant. Shakespeare, ce maître de la langue et du théâtre, partant de l’illusion, nous pose un beau problème. Le voilà qui s’empare d’un thème éculé certes mais incontournable à son époque, qui nous donne dans un premier temps l’illusion qu’il va le développer sur un canevas on ne peut plus traditionnel, puis hésite, semble l’oublier, puis le fait revenir en force à la fin de sa pièce tout en prenant bien soin d’occulter dans la scène finale la plupart des éléments qui, cinq actes plus tôt, avaient mis en route le processus de la vengeance. Ce n’est pas que Hamlet ne sait pas ce qu’il veut, c’est, tout simplement, que Shakespeare, par l’intermédiaire de Hamlet, veut autre chose. Que veut-il donc ? Les critiques ne se sont guère penchés sur cette question, préférant rechercher dans le personnage de Hamlet les

clés de l’ambiguïté de la pièce (voir ci-dessous) et évitant ainsi d’accorder à ce qui aurait pu être l’intention profonde de Shakespeare l’attention qu’elle mérite. Il n’en reste pas moins vrai qu’au lieu de renforcer les certitudes que demande une telle intrigue (la vengeance), Shakespeare semble s’efforcer de semer le doute, surtout à propos des motivations profondes de son personnage principal. Il nous jette de la poudre aux yeux pour, en dernière analyse, mieux nous faire voir ce qu’il a derrière la tête. Dans son ouvrage Shakespeare : Les feux de l’envie, René Girard fait, presque incidemment, une remarque intéressante C’est de l’ennui de la vengeance que [Shakespeare] veut bel et bien parler, et cela il entend le faire sur le mode shakespearien habituel, c’est-à-dire en dénonçant le théâtre de la vengeance, ses propres œuvres comprises, avec la hardiesse la plus grande, sans 32 pour autant priver la masse des spectateurs de la

catharsis qu’ils réclament et sans se priver lui-même du succès public nécessaire à sa carrière de dramaturge. (333) Le thème de la vengeance est bien là et il est mis en branle dès l’Acte I pour les motifs les plus nobles qui soient. Un fils, Hamlet, reçoit l’ordre de son père ou, du moins, du spectre de celui-ci revenu tout exprès du purgatoire , auquel il s’identifie d’autant mieux qu’il porte le même nom, de venger son assassinat. Et cet assassinat n’est pas n’importe quel assassinat ; il s’agit d’un régicide perpétré par le frère de la victime, qui cherche ainsi à s’emparer non seulement de la couronne du royaume en écartant l’héritier naturel de la couronne, Hamlet fils mais aussi de sa femme (la mère de Hamlet). L’ordre que reçoit Hamlet est donc investi d’une autorité incontestable : il vient du père et du roi, donc du supérieur hiérarchique à la fois naturel et politique. Il est communiqué, dans la plus stricte

discrétion, au fils par le père lui-même Qu’un spectre prenne la peine de s’échapper un court moment de ce « pays inconnu dont nul voyageur n’a repassé la frontière » ne donne que plus de poids à la révélation de la fourberie du meurtrier. S’ajoute à cela le fait, insoutenable pour Hamlet, que Claudius ait épousé Gertrude ; le spectre et Hamlet emploient, pour qualifier cette union, les mots adultère et inceste. Tout y est donc, la vengeance n’en est que plus légitime, le devoir de Hamlet que plus incontournable, le déroulement de l’intrigue de la pièce que plus prévisible. C’est cela qu’une lecture de la pièce au degré zéro nous donne ; mise à plat, l’intrigue est on ne peut plus conventionnelle et comporte toute une série de péripéties dont on pourrait dire qu’elles sont tristement banales. La mort de quelques innocents n’est là que pour renforcer le caractère tragique de la situation. Shakespeare ajoute même un soupçon de révolte

populaire, n’oublie évidemment pas une scène de « presque vengeance » où Hamlet, sur le point de tuer Claudius, se ravise à temps, et nous livre en bout de compte une dernière scène « entonnoir » où tous les personnages principaux, dont, bien entendu, le meurtrier et usurpateur, s’engouffrent pour y trouver la mort. Enfin, Fortinbras, un personnage qui tombe à point presque un deus ex machina , reprend la couronne du Danemark avec la bénédiction de Hamlet et rétablit l’ordre politique et moral. Shakespeare a donc contenté son public ; la vengeance est accomplie, le royaume est sauvegardé et repris en main, la leçon est terminée ; le public peut rentrer rassuré chez lui. Voyons le contexte et le texte de plus près. William Empson nous a dit récemment que le thème de la vengeance, pour éculé qu’il soit, avait encore les faveurs du public élisabéthain pour autant qu’il soit traité dans un esprit de renouveau. Le Hamlet précédant, écrit selon

toute vraisemblance par Kyd vers 1587 et joué à Londres en 1594 (le texte en est perdu), semble n’avoir rencontré que la dérision du public. Il n’empêche qu’à la fois le thème de la pièce et le potentiel de 33 développement qu’offrait la personnalité de Hamlet doivent avoir fasciné Shakespeare au point de l’amener à décider d’écrire une tragédie. Et Empson prête les pensées suivantes à Shakespeare : Mon Hamlet se tournera vers le public et il lui répétera sans arrêt: « Je ne sais pas plus que vous pourquoi je traîne à agir ; les motivations qui régissent cette pièce me sont aussi mystérieuses quà vous, mais je ny puis rien ». En plus, je marrangerai pour que le public ne puisse rejeter la faute de cette inaction sur Hamlet. Cest alors que le public ne pourra pas rire. 3 Dans le fond, si nous suivons Empson, nous nous apercevons que l’incessant bavardage de Hamlet et ses monologues en particulier sont un moyen de réduire la distance qui

sépare le public de l’acteur et donc de la pièce. Il est en effet difficile de ne pas prendre au sérieux un personnage qui dévoile avec autant de conviction les profondeurs de son âme et cerne avec autant de lucidité les contours de la nature humaine. Qu’il y ajoute quelques plaisanteries par-ci par-là et pas mal de sous-entendus sur la situation politique et de considérations sur le théâtre élisabéthain ne peut que renforcer l’intérêt mais aussi la sympathie du public. Mais qu’en plus Shakespeare ait réussi à sortir des références purement topiques et à leur donner une réverbération universelle qu’il s’agisse de la nature humaine, de la conduite d’un Etat, ou de la nature du théâtre explique le succès énorme et ininterrompu que la pièce a connu depuis sa création. Mais ceci ne répond pas à la question de savoir pourquoi Shakespeare choisit le thème de la vengeance. La réponse se trouve dans le sous-texte de Hamlet Il est peut-être

légitime de se demander comment il est possible qu’un jeune homme intelligent et éduqué (il fréquente une université) hésite tant à se venger d’un personnage qui a tué son père, lui a volé sa couronne à lui, Hamlet, et a épousé sa mère. On a écrit d’innombrables volumes et articles sur ce qui paraît être le dilemme de Hamlet, mais poser la question équivaut à s’enfermer dans une lecture conventionnelle de la pièce ; c’est s’enfermer dans les conventions qui, à l’époque, régissaient la vengeance, c’est s’enfermer dans une perspective que Shakespeare luimême dénonce dans son sous-texte. Demandons-nous d’abord s’il était si aberrant à l’époque de tuer un roi le pouvoir absolu sans préalablement pouvoir apporter à la nation les éléments qui démontreraient la culpabilité de ce roi. La seule « preuve » en possession de Hamlet est la narration que lui fait le spectre de l’assassinat, et Hamlet lui-même a des doutes quant à la

validité de cette révélation au point qu’il en cherche confirmation (la pièce dans la pièce). Ce n’est pas que Hamlet soit réticent à tuer ; il n’hésite pas à envoyer à leur mort des personnages moins importants que le roi (Polonius, William Empson, "Updating Revenge Tragedy", Cyrus Hoy, ed., William Shakespeare: Hamlet, , Norton, 1992, p 288. 3 34 Rosencrantz, Guildenstern, Laërte). Mais un régicide est une affaire qui exige des certitudes que Hamlet n’a pas, ce qui expliquerait pourquoi lorsque Hamlet tue Claudius dans la dernière scène, il lui dit qu’il le tue parce que Claudius vient d’être la cause de la mort de Gertrude et ne souffle mot de son père. Hamlet refuse donc, à ce propos, d’agir impulsivement ou selon la loi du talion. De toute évidence, il choisit la voie de la prudence et de l’intérêt supérieur de la nation jusqu’au moment où, ces considérations étant bafouées par Claudius et Laërte, il n’a plus le choix et

se voit forcé d’agir par d’autres. Hamlet s’éloigne ainsi des personnages des tragédies grecques pour qui le devoir de vengeance était une question d’honneur et passait avant toute autre considération ; il se rapproche de la tradition chrétienne, sans pour cela l’adopter totalement, qui réclame le renoncement à la vengeance personnelle puisque le jugement et la rétribution sont du ressort de Dieu. Certains, mais ils ne sont pas nombreux, vont plus loin et voient dans l’intrigue de Hamlet un sabotage délibéré de la formule traditionnelle de la vengeance (voir Kiernan Ryan, Shakespeare, 73) et ils avancent les arguments suivants. Il est curieux que Shakespeare développe trois intrigues (Fortinbras, Laërte, et, bien entendu, Hamlet) qui toutes trois tournent autour du thème de la vengeance mais présentent des péripéties différentes et surtout des sens différents, comme si Shakespeare souhaitait que nous les comparions. En y regardant de plus près, nous

nous apercevons que Fortinbras et Laërte fonctionnent comme des négatifs de Hamlet et que Shakespeare les utilise comme des clés qui nous permettent de mieux comprendre le comportement du personnage principal de la pièce. Fortinbras (le nom est amusant) est prince de Norvège ; son père, Fortinbras Senior, a été tué par Hamlet père pour des raisons sur lesquelles la pièce glisse rapidement, et s’est vu confisquer ses terres par son vainqueur. Le parallélisme des patronymes doublons avec les Hamlet est amusant aussi, mais il ne s’arrête pas là ; le roi de Norvège n’est autre que le frère du roi tué par Hamlet père et est donc l’oncle du jeune Fortinbras. Celui-ci s’est mis en tête de rassembler une armée pour partir en guerre contre le Danemark, venger la mort de son père et récupérer les terres qu’il estime avoir été volées par Hamlet père. Mais ce va-t-guerre se fait réprimander par son oncle et, en échange de son renoncement à attaquer le

Danemark, se voit offrir une rente de 60.000 livres On le laisse attaquer un lambeau de terrain polonais pour qu’il puisse calmer ses ardeurs et il recevra même l’autorisation de faire passer son armée sur le territoire danois, ce qui explique sa présence à Elseneur à la fin de la pièce. Voilà donc un monde, nous dit Shakespeare, où on règle les affaires par l’assassinat (et Hamlet père, tout noble qu’il soit comme le prétendent Horatio et ses amis, est impliqué) ou l’argent. Pas étonnant que Hamlet proclame dès le premier acte que le monde n’est que pourriture. 35 Fortinbras est le contraire de Hamlet. Il n’hésite pas à se laisser acheter, à se compromettre, et à se complaire dans une sorte de veulerie que personne dans la pièce ne relève ni ne condamne. Fortinbras n’a rien du héros de la tragédie classique dont l’honneur lui dicte de venger les torts causés à sa famille. Hamlet refuse de suivre le même chemin et rejette, presque

grossièrement, les tentatives de Claudius de l’apprivoiser, mais il passe le reste de la pièce à hésiter à se venger. Pour lui, comme pour Fortinbras mais pour des raisons différentes, le devoir de vengeance serait-il donc moins astreignant que ne semble l’indiquer l’Acte I ? Shakespeare saboterait-il cette exigence sacrée à laquelle il a mis tant de soin à nous faire croire (voir ce que le spectre en dit) ? Serait-ce pour cette raison que Hamlet a tant de doutes, veut absolument vérifier ce qui lui a été dit par le spectre, ne sait trop comment se comporter et n’arrête pas de se poser des questions ? L’obligation de vengeance se laisse ainsi détourner soit par l’achat de la conscience du protagoniste (Fortinbras) soit par ses doutes métaphysiques (Hamlet). On est loin du héros de la tragédie grecque. Et pour bien marquer la distance qu’il prend du thème classique de la vengeance, Shakespeare nous en donne un exemple en filigrane. A peine Laërte a-t-il

appris que son père a été assassiné qu’il rentre de Paris pour le venger sans se poser trop de questions ni à propos des circonstances de sa mort ni à propos de l’auteur de l’acte. Il lit le texte dans lequel il a été inscrit par les circonstances sans faire preuve du moindre esprit critique et il en arrive, tout en exprimant son amitié pour Hamlet et en faisant allusion à sa propre traîtrise (son complot contre Hamlet), à exiger vengeance pour rétablir son honneur ! Il serait le héros parfait d’une tragédie conventionnelle de la vengeance. Hamlet n’est donc ni Fortinbras ni Laërte ; il rejette le compromis mais refuse en même temps de se laisser enfermer dans un schéma rigide ; il ne s’en remet pas non plus, comme nous le verrons plus loin, au jugement de Dieu. Il n’est même pas sûr qu’il croit vraiment à la légitimité de la vengeance car il tente trop de se convaincre qu’il doit se venger. Il parle pour Shakespeare qui démantèle devant nous,

et devant le public élisabéthain, ce thème antique et qui le remplace par une méditation active sur les choix que l’homme peut maintenant faire, donc sur sa liberté. La qualité de Hamlet, ou son défaut pour certains, est qu’il réfléchit à ce qu’il est censé faire. Shakespeare, par la bouche de Hamlet, replace l’homme au centre du monde et lui donne une conscience qui le libère des conventions. Homme de la Renaissance, il revendique sa liberté ; c’est un homme moderne Hamlet et les doutes métaphysiques 36 Tragédie démesurée, résistant à toute tentative d’interprétation unique, Hamlet est avant tout le drame d’un homme qui n’hésite pas à affronter sa propre imperfection et à réfuter les illusions et les apparences idéalisées : Quel chef-d’œuvre que l’homme ! Comme il est noble dans sa raison, infini dans ses facultés, ses mouvements, son visage, comme il est résolu dans ses actes, angélique dans sa pensée, comme il ressemble à un

dieu ! La merveille de l’univers, le parangon de tout ce qui vit ! Et pourtant que vaut à mes yeux cette quintessence de poussière ? L’homme n’a pas de charme pour moi. (II, 2) Le drame, nous dit Fluchère, se passe avant tout dans la conscience de Hamlet car « tous les événements qui sont l’armature de la pièce se réduisent à la représentation symbolique d’une agitation intérieure que nulle action ne résoudra, que nulle décision n’apaisera. Le thème profond, sous prétexte de vengeance, n’est rien d’autre que la nature même de l’homme, confrontée avec les problèmes moraux et métaphysiques grâce auxquels elle se définit l’amour, le temps, la mort, peut-être même le principe d’identité, le problème même de l’existence et de la qualité, pour ne pas dire de « l’être et du néant ». Le choc que reçoit Hamlet à la mort de son père, et au remariage de sa mère, déclenche l’assaut des questions pernicieuses à la paix de l’âme,

et la révélation du fantôme déclenche celui des réponses corrosives. Le monde change de couleur, la vie de signification, l’amour est dépouillé de sa spiritualité, la femme de son prestige, l’état de sa stabilité, la terre et le ciel de leur séductions. C’est par la soudaine irruption du mal, une réduction du monde à l’absurde, de la douceur à l’amertume, de la raison à la folie. Maladie contagieuse qui s’étend de l’homme au royaume, du royaume à la voûte céleste ». La lecture de Fluchère situe le drame de Hamlet dans les dérèglements d’une subjectivité isolée et meurtrie. Au vu de cette interprétation, qui met l’accent sur la dissolution de l’identité et la problématique sartrienne de l’être et du néant, la tragédie de Hamlet apparaît comme la quintessence d’une instabilité morale et métaphysique que d’aucuns associent à l’expérience de la modernité. La déchéance et l’amertume de Hamlet sont en effet à la mesure de

son extraordinaire lucidité. La tragédie de Hamlet, cependant, dépasse clairement les limites de la conscience tourmentée de son protagoniste. Hamlet et la folie Le troisième acte de Hamlet s’ouvre sur une remarque du roi Claudius, qui charge Rosencrantz et Guildenstern, anciens condisciples de son neveu, de découvrir pourquoi ce dernier « se drape de ce désordre dont la folie secoue, si dangereusement, ce moment de la vie qu’on 37 voudrait paisible » (III, 1). Depuis plus de trois siècles, des centaines d’experts se sont penchés sur le problème de la folie de Hamlet. Des multitudes d’articles ont été rédigés, des dizaines de controverses lancées et relancées. Si les critiques n’ont pas fini de discourir sur la nature de la folie de Hamlet, les personnages de la pièce de Shakespeare eux aussi s’attachent à trouver les origines du malheur qui afflige le prince du Danemark. Tandis que Polonius interprète la conduite de Hamlet comme le résultat

d’une déception sentimentale, Ophélie ne peut y voir que les symptômes de la folie pure. Pour Rosencrantz et Guildenstern, c’est l’ambition et la frustration qui rongent le jeune prince héritier. Enfin, pour Gertrude, la mère de Hamlet, il s’agit d’une réaction de rejet visà-vis de la mort de son père et de son mariage par trop hâtif N’oublions tout de même pas que, comme il l’annonce lui-même à la fin de l’Acte I (« Il se peut, bientôt, que je juge bon / D’endosser le manteau de la folie »), feindre la folie n’est peut-être pour Hamlet qu’un stratagème qui lui permette d’enfreindre toutes les lois de la bienséance et d’échapper ainsi aux châtiments qui frapperaient inévitablement tout homme sain d’esprit. Les critiques et écrivains contemporains ne se sont pas privés d’apporter leur pierre à l’édifice baroque des interprétations du comportement singulier d’Hamlet. James Joyce lui-même avait jeté les bases d’une

interprétation aussi originale qu’audacieuse de Hamlet, selon laquelle Shakespeare ne s’identifiait nullement au prince Hamlet mais bien à son père, trahi par la reine et Claudius, tout comme Shakespeare lui-même aurait été tourmenté par une liaison supposée entre Anne Hathaway et son propre frère. Cette interprétation, par ailleurs assez douteuse quant à ses fondements biographiques, sera plus tard défendue par Stephen Dedalus dans le neuvième chapitre d’ Ulysse. Au cours de l’année académique 1912-1913, Joyce aura même l’occasion d’exposer ses théories lors d’une série de douze conférences sur Hamlet prononcées à l’Università del Popolo à Trieste. C’est dans ce contexte qu’il nous faut replacer le fragment suivant, tiré de l’ouvrage posthume Giacomo Joyce : J’expose Shakespeare à Trieste docile : Hamlet, dis-je, qui est le plus courtois envers les nobles et les humbles n’est grossier qu’envers Polonius. Peut-être, en idéaliste

amer, ne peut-il voir dans les parents de sa bien-aimée que grotesque entreprise de la part de la nature pour produire l’image de l’aimée L’avezvous noté ? 4 Il faut dire que l’interprétation joue un rôle essentiel dans la pièce. Hamlet lui-même ne cesse de spéculer et de s’interroger non seulement sur les motivations manifestes et latentes des autres James Joyce, Giacomo Joyce. London, Faber, 1983, p 10 La traduction, que nous avons légèrement modifiée, est de Bernard Fabre (in Lettre Internationale, n° 32, printemps 1992, p. 41) 4 38 personnages mais encore sur les usages et les abus du pouvoir, les erreurs de la passion, l’action et l’inaction, la signification des coutumes ancestrales ainsi que la problématique du suicide. La plupart des personnages observant le comportement de Hamlet n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la question de savoir si le prince souffre réellement d’une maladie mentale menaçant la « noble, souveraine raison »

(Ophélie), celle qui sépare l’homme de la bête (Claudius, IV, 5), ou si sa folie n’est que feinte et calculée. Claudius lui-même est conscient du fait que la conduite et les propos de son neveu sont à la fois complètement irrationnels et fondamentalement cohérents. Basant son jugement sur les théories de la médecine ancienne, il attribue cette dérangeante ambiguïté à l’agissement d’une humeur néfaste provocant un état de mélancolie profonde. « Ce [que Hamlet] dit, » conclut-il, « bien qu’un peu décousu, n’est pas non plus de la folie. Il y a dans son âme un mystère couvé par la mélancolie et, je le crains, ce qui en éclora sera quelque péril » (III, 1). A cet égard, un parallèle peut être tracé entre la « folie méthodique » de Hamlet et celle d’Ophélie. En effet, quand bien même tous s’accordent pour dire que « ses discours n’ont aucun sens », les paroles et les actes d’Ophélie font malgré tout l’objet d’une attention et

d’une curiosité toute particulière de la part de son entourage. « Ceux qui l’écoutent », nous dit le gentilhomme sans nom qui ouvre la scène cinq du quatrième acte, « sont enclins à chercher dans ses mots décousus une logique, et s’y efforcent, et les adaptent tant bien que mal à leur propre pensée. Elle cligne des yeux, d’ailleurs, hoche la tête et ces gestes font croire à un sens caché qui, bien qu’il reste vague, est déjà très fâcheux ». « Quel enseignement dans la folie ! », s’exclame finalement Laërte, méditant sur un néant qui « vaut plus que toute pensée ». A noter que, dans le contexte de l’œuvre de Shakespeare, cet état de perplexité de Laërte fait écho à celui d’Edgar dans le Roi Lear lorsque celui-ci subjugué par la logique et la rigueur latente de la démence de son suzerain déclare « quelle raison dans cette folie ! » A noter que si chacun tente de déchiffrer la folie d’Ophélie et de Hamlet, c’est avant tout

parce que l’ambiguïté de leurs discours dérange, semble révélatrice d’une terrible maladie capable non seulement de bouleverser l’équilibre psychique d’un individu mais qui menace aussi de s’étendre de l’homme au royaume, et du royaume à la terre entière : « Mon humeur », déclare Hamlet, « est si désolée que cet admirable édifice, la terre, me semble un promontoire stérile, et ce dais de l’air, si merveilleux n’est- ce pas, cette voûte superbe du firmament, ce toit auguste décoré de flammes d’or, oui, tout cela n’est plus pour moi qu’un affreux amas de vapeurs pestilentielles » (II, 2). Cependant, la folie de Hamlet n’a pas pour seul effet de déranger ses proches, elle lui donne également la liberté d’enfreindre les règles de bienséance et d’obéissance de la cour sans encourir de punition immédiate. C’est ainsi que Hamlet, sous le couvert de la folie, s’approprie un rôle de commentateur critique et sardonique des agissements

des autres personnages. Il succède ainsi à 39 Yorick, ancien fou du roi dont le destin fait l’objet d’une conversation entière au cinquième et dernier acte de la pièce. Parmi ses principales cibles : l’infidélité de sa mère, la servilité de Rosencrantz et l’ambition dévorante de son oncle à qui il rappelle, par l’intermédiaire d’une devinette, que tous les hommes sont égaux devant la mort : HAMLET N’importe qui peut pêcher avec le ver qui a mangé un roi et manger le poisson qui a mangé le ver. LE ROI Que veux-tu dire par là ? HAMLET Rien, rien. Sauf vous montrer comment un roi peut processionner dans les boyaux d’un mendiant. (IV, 3) Contraint de jouer un rôle qui ne lui procure que malheur et aliénation, Hamlet envie les hommes qui, contrairement à lui, ne se laissent pas tourmenter par les « scrupules de la conscience ». C’est ainsi qu’il admire l’équanimité de son ami Horatio qui, selon lui, compte parmi les bienheureux « dont

raison et sang s’unissent si bien qu’ils ne sont pas la flûte que Fortune fait chanter à son gré ». En effet, bien que Horatio n’ait « pour [se] nourrir et [se] vêtir d’autre revenu qu’une heureuse humeur », c’est précisément cette capacité à « accepter aussi uniment les coups du sort que ses quelques faveurs » (III, 2) qui lui permet de ne pas souffrir. Le stoïcien Horatio, qui avoue être « moins un Danois qu’un antique romain » (V, 2) ne succombe pas à des passions destructrices. Il ne se nourrit pas non plus d’espoirs inconsidérés et, de cette manière évite frustrations et déceptions. C’est parce qu’il réunit toutes ces qualités que Hamlet l’implorera avant de mourir de ne pas céder à la tentation du suicide et de rester en vie afin de « dire toute la vérité » : Oh ! par Dieu, Horatio, quel nom terni me survivrait si rien n’était connu. Si jamais j’ai eu place dans ton cœur, prive-toi un moment des joies du Ciel et respire

à regret dans cet âpre monde pour dire ce que je fus. (V, 2) Alors, quelle réponse donner à cette question centrale : Hamlet est-il fou ? L’est-il, un peu, parce que sa douleur et son doute métaphysique le dépassent ? Sa folie ne serait-elle que stratagème pour mieux observer et manipuler les autres, ou encore pour se protéger ? Ou bien se réfugie-t-il dans une fausse folie qui l’absout de toute responsabilité et lui permet de se blottir dans l’inaction, de se dédoubler en quelque sorte et d’assister à la représentation de la vie, de sa vie ? Ou est-il, tout compte fait, fou à lier ? A chacun de choisir, à son gré, à son humeur. Hamlet et les fantômes Illustrations 7 ( fuselihamghost.jpg) et 8 (hamletx7jpg) Trois autres pièces de Shakespeare comptent des spectres parmi leurs personnages : Jules César (où Brutus voit 40 apparaître le fantôme de César), Macbeth (le spectre de Banquo interrompt le banquet de l’Acte III) et Richard III (qui est hanté

par les spectres de ses victimes). Dans Hamlet, le rôle du spectre, qui apparaît dès la première scène, est de déclencher l’action en révélant le crime de Claudius et en demandant vengeance. Pour le critique anglais John Dover Wilson (1881-1969), auteur de la célèbrissime étude What Happens in Hamlet ?, le spectre du père de Hamlet est donc « à la fois un spectre vengeur et un fantôme de prologue ». « Le mérite de Shakespeare, » continue-t-il, « c’est d’avoir humanisé, christianisé la marionnette conventionnelle, d’en avoir fait un personnage que ses spectateurs trouveraient réel, de ceux qu’on pourrait croiser à minuit dans la solitude d’un cimetière Le fantôme de Hamlet ne sort pas d’un Tartare mythique, mais du séjour des esprits défunts auquel l’Angleterre post-médiévale croyait encore à la fin du XVIe siècle malgré son vernis de Protestantisme ». A noter : le scepticisme d’Horatio qui refuse d’abord de croire que les esprits

puissent adopter une forme matérielle. Déconcerté, il tente néanmoins de communiquer avec l’apparition qu’il somme de parler « au nom du ciel ». Il finit par accorder quelque crédit à l’apparition qu’il ressent comme « le présage de quelque étrange catastrophe dans le royaume ». Notons enfin que, contrairement aux autres tragédies de Shakespeare où les fantômes interviennent, le spectre dans Hamlet est un spectre public car, dans l’Acte I, il apparaît à d’autres personnages que Hamlet. Il occupe d’ailleurs, à lui seul, la presque totalité de l’acte Ce n’est qu’à l’Acte III, lorsqu’il intervient au milieu de la confrontation de Hamlet avec sa mère, qu’il redevient le spectre traditionnel n’apparaissant qu’à Hamlet et suggérant ainsi l’interprétation selon laquelle il n’est que le reflet de la conscience de Hamlet. Hamlet et le théâtre Illustration 9 (Maclise.Hamletjpg) Plus que toute autre pièce de Shakespeare, Hamlet n’est

que théâtre, un théâtre qui s’étale sur trois ou quatre couches, un théâtre en poupées russes. Structurellement, Hamlet offre tous les ingrédients d’une tragédie conventionnelle. Dès la fin de l’Acte I, nous savons que nous sommes en possession d’à peu près tous les éléments nécessaires au développement de l’intrigue. Le deuxième acte accélère l’action jusqu’aux grandes explosions du troisième acte, lesquelles ne peuvent mener qu’au dénouement tragique du cinquième acte. La pièce est longue et certains metteurs en scène n’hésitent pas à couper certains passages (Rosencrantz et Guildenstern disparaissent purement et simplement ; les interventions d’Ophélie 41 sont écourtées, la scène du cimetière est ramenée au strict minimum comme le sont les conversations de Hamlet avec les comédiens). On parle beaucoup de théâtre dans Hamlet et Shakespeare se sert de toute évidence de son personnage principal pour faire un certain nombre de

remarques sur le jeu des comédiens et, par extension, sur la façon de jouer à Londres à la charnière des seizième et dix-septième siècles. Soyez naturels, leur dit-il, n’en faites pas trop (« présentez un miroir à la nature » « Je voudrais le fouet pour ces gaillards qui en rajoutent à Termagant et qui renchérissent sur Hérode »). A cela s’ajoutent quelques observations sur les jeunes garçons qui jouaient les rôles féminins. C’est Shakespeare le maître, le sage le guru ! qui parle et qui remet les choses en place, ou tente de le faire, car la chose n’est point facile, comme il va nous le montrer dans un instant. En tout cas, si l’on en juge par la verdeur de certaines de ses remarques, le jeu de certains des compères comédiens de Shakespeare était si mauvais qu’il les eût volontiers envoyés au pilori ! Mais il est ahurissant que Shakespeare ait l’audace d’interrompre l’action pour régler quelques comptes. Il fallait être Shakespeare pour

se permettre ce genre de chose. La pièce dans la pièce le théâtre dans le théâtre occupe le centre de l’Acte III. Elle a son utilité dans l’intrigue, encore qu’il ne soit pas sûr qu’elle permette vraiment à Hamlet de débusquer le roi. Elle est surtout une éclatante démonstration de ce qu’il ne faut pas faire au théâtre : les comédiens tombent dans tous les travers contre lesquels Hamlet vient de les mettre en garde. C’est du mauvais théâtre, mais que voulez-vous : ils ne peuvent pas mieux ! Mais l’ironie est grinçante : imaginez le Hamlet de Shakespeare aussi mal joué devant Shakespeare alors que son texte recommande aux acteurs, qui le disent, de ne pas jouer comme cela ! * Le bon théâtre se trouve donc ailleurs dans la pièce et Shakespeare n’en fait pas l’économie. Rappelons-nous d’abord que Hamlet se dissimule derrière « le manteau de la folie » pendant une grande partie de la pièce ; il est donc important de se souvenir qu’il joue,

qu’il est acteur, et qu’il joue si bien qu’aucun des autres personnages ne parvient à le « lire ». Mais Shakespeare parsème sa pièce d’autres morceaux de choix de théâtre dans le théâtre, le plus réussi, le plus étonnant étant incontestablement la rencontre entre Hamlet et Ophélie à la scène 1 du 2e acte. Pas un mot ne s’échange mais beaucoup de choses se passent. C’est une pantomime, une danse presque rituelle dont nous ne sommes pas sûrs que le sens ne nous échappe pas un peu. Hamlet est un maître acteur, un amateur qui joue cent fois mieux que les professionnels ineptes de la pantomime du 3e acte. Ca, c’est du bon théâtre, nous dit Shakespeare. Mais ce génie de la mise en scène va plus loin encore : cette pantomime ne se déroule pas sur scène ; suprême paradoxe, elle n’existe qu’à travers le langage : ce sont les paroles d’Ophélie qui lui donnent vie dans le théâtre de notre imagination. 42 Illusion parfaitement réelle, elle

prend corps dans nos esprits à travers une autre illusion : le langage et le jeu de l’acteur sur scène. La mise en abyme de la pantomime par la parole Il faut s’appeler Shakespeare pour oser cela et le réussir. Avec Hamlet Shakespeare nous a sans conteste laissé un testament. C’est un testament où éclate le génie créatif de son auteur, de sa connaissance de l’âme humaine, de sa maîtrise de l’intrigue et de l’incroyable foisonnement de sa langue. Mais il y a trop de théâtre dans le théâtre dans cette pièce pour que nous ne voyions pas là une manière que s’est choisie Shakespeare de découvrir et de faire connaître une vérité souvent trop évanescente, ou même peut-être de nous dire qu’il n’y a pas de vérité, sauf quand un génie lui donne existence par le biais du théâtre, de la représentation, de l’illusion, de l’art. C’est bien ce qu’a compris Tom Stoppard lorsque, dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts, il reprend les deux

personnages les plus insignifiants de Hamlet, en fait ses héros et introduit dans sa pièce des passages entiers de Hamlet. Du théâtre à l’état pur et qui se réclame comme tel. L’idée qu’a eue Stoppard, c’est dans Hamlet qu’il faut la chercher. 43 Les monologues Illustration 10 (Vesalius8.jpg) 7. Ô souillures, souillures de la chair (I, 2) 2. Ô vous, toutes armées du Ciel(I, 5) 3. Oh, quel valet je suis, quel ignoble esclave ! (II, 2) 4. Être ou ne pas être(III, 1) 5. Voici l’heure sinistre de la nuit(III, 2) 6. C’est maintenant, il prie, c’est maintenant(III, 3) 7. Comme tous ces hasards m’accusent(IV, 4) * Hamlet nous donne sept monologues, tous centrés sur les grands thèmes existentiels : le vide de l’existence, le suicide, la mort, la souffrance, l’action, la crainte de la mort qui retarde les décisions les plus fermes, la crainte de l’au-delà, l’avilissement de la chair, le triomphe du vice sur la vertu, l’orgueil et l’hypocrisie

de l’être humain, la difficulté d’agir sous le poids d’une réflexion « qui fait de nous des lâches ». Il nous livre aussi, dans le dernier acte, quelques remarques qu’il fait dans sa conversation avec Horatio au cimetière et qu’il convient de placer dans le même contexte que les monologues car les thèmes de la vie et de la mort en général et de son attitude en face de sa propre fin en particulier y reviennent constamment. Quatre de ces sept monologues doivent retenir notre attention : « O souillures, souillures de la chair. », « Oh, quel valet je suis, quel ignoble esclave ! » « Être ou ne pas être » et « Comme tous ces hasards m’accusent ! » Encore une fois, il est évident que les lectures de ces monologues sont diverses et variées. Mais trois remarques s’imposent d’emblée : 1. la densité de la pensée de Hamlet est extraordinaire Pas un mot ne se perd, chaque syllabe, chaque son exprime la profondeur de sa méditation et l’intensité de son

émotion. Le spectateur ne peut qu’être hypnotisé. 2. la langue est admirablement belle Shakespeare était amoureux des mots Ces monologues sont des morceaux de poésie pure, écrits en vers libres, soutenus par une cadence pleine d’une mélodie tantôt douce, tantôt rocailleuse, d’un rythme lent ou rapide, nous offrant en tout cas des surprises à chaque vers. 3. ces monologues sont en fait l’intrigue cachée de la pièce car, si on les met bout à bout, on s’aperçoit que le personnage de Hamlet subit une évolution qui n’est, dans le fond, qu’une synthèse de l’histoire de la pensée humaine de la Renaissance à l’existentialisme du vingtième siècle. 44 Le Hamlet du premier monologue est un homme révolté, dégoûté des « souillures de la chair, » et qui ne voit d’autre issue à son dégoût que la mort. Pour se libérer de l’emprise de cette chair, il faut se débarrasser de celle-ci, il faut donc soi-même mettre un terme à son existence. Mais

voilà : l’Éternel, Dieu, nous dit-il, interdit que l’on agisse ainsi. C’est encore Dieu qui gouverne le monde et Hamlet obéit à ses injonctions : Ô souillures, souillures de la chair ! Si elle pouvait fondre, Et se dissoudre et se perdre en vapeurs ! Ou encore, si l’Éternel n’avait pas voulu Que l’on ne se tue pas soi-même ! Il n’est plus question de cela dans « Être ou ne pas être. » Hamlet s’y interroge sur le sens de la mort en dehors de toute considération religieuse et pose le dilemme en des termes d’une simplicité limpide : Être ou n’être pas. C’est la question Est-il plus noble pour une âme de souffrir Les flèches et les coups d’une indigne fortune Ou de prendre les armes contre une mer de troubles Et de leur faire front et d’y mettre fin ? Mourir, dormir, Rien de plus ; terminer, par du sommeil, La souffrance du cœur et les mille blessures Qui sont le lot de la chair : c’est bien le dénouement Qu’on voudrait, et de quelle ardeur

! Mourir, dormir Dormir, rêver peut-être. Ah, c’est l’obstacle ! Car l’anxiété de rêves qui viendront Dans ce sommeil des morts, quand nous aurons Réduit à rien le tumulte de vivre, C’est ce qui nous réfrène, c’est la pensée Qui fait que le malheur a si longue vie. Qui en effet supporterait le fouet du siècle, L’exaction du tyran, l’outrage de l’orgueil, L’angoisse dans l’amour bafoué, la loi qui tarde Et la morgue des gens en place, et les vexations Que le mérite doit souffrir des êtres vils, Alors qu’il peut se donner son quitus D’un simple coup de poignard ? Qui voudrait ces fardeaux, 45 Et gémir et suer à longueur de vie, Si la terreur de quelque chose après la mort, Ce pays inconnu dont nul voyageur N’a repassé la frontière, ne troublait Notre dessein, nous faisant préférer Les maux que nous avons à d’autres, obscurs ? Ainsi la réflexion fait de nous des lâches, Les natives couleurs de la décision Passent, dans la pâleur

de la pensée, Et des projets d’une haute volée Sur cette idée se brisent, ils y viennent perdre Leur nom même d’action Dans le premier monologue, Hamlet obéit aux interdits ; dans le deuxième, il imagine et rationalise. Il décide donc de rester en vie, pour le moment du moins Mais il va plus loin, bien plus loin. Tout au long du dernier acte, il anticipe le tableau final Là où un autre dramaturge aurait donné à Hamlet mourant un long discours sur la mort, Shakespeare fait dire à Hamlet ces quelques mots d’une simplicité déroutante : « Mais le reste est silence. » Car Hamlet avait déjà tout dit : Hélas ! pauvre Yorick ! (V, I) On fauche une vie dans le temps de dire : Un (V, II) Même la chute d’un moineau est réglée par la Providence. Si ce doit être pour maintenant, ce ne sera plus à venir. Si ce n’est plus à venir, c’est pour maintenant Et si ce n’est pas pour maintenant, pourtant mon heure viendra. L’essentiel, c’est d’être prêt (V, 2)

Le reste est silence, en effet. L’au-delà se réduit à de la poussière Yorick, Alexandre, César (qu’il vient d’évoquer), Hamlet : tout est silence. * A l’opposé, les deux autres monologues sont mémorables parce qu’ils révèlent tout le versant passionné de la personnalité de Hamlet. Contemplant l’armée du jeune Fortinbras ( « Fort en bras », « Fort en gueule » ?) s’en allant conquérir la Pologne la « coquille d’un œuf », un fétu de paille , Hamlet, au bord du désespoir, se demande pourquoi lui, qui en a pourtant toutes les raisons, ne passe pas à l’action, pourquoi il n’accomplit pas son devoir de vengeance. Pourquoi ? Pourquoi ? Le dernier vers est révélateur : Comme tous ces hasards m’accusent ! Éperonnant Ma trop lente vengeance ! Qu’est un homme 46 Si tout son bien, si l’emploi de son temps N’est que manger et dormir ? Une bête, rien plus. Oh, celui-là qui nous dota de ce vaste esprit Qui voit si loin dans le passé et

l’avenir, Ne nous a pas donné cette raison divine Pour qu’inactive elle moisisse en nous ! Pourtant Soit par oubli bestial, soit qu’un lâche scrupule Me fasse examiner de trop près les choses Et cette hésitation, coupée en quatre, N’a qu’un quart de sagesse et trois de frayeur Je ne sais pas pourquoi j’en suis encore A me dire : voici ce qu’il faut faire, Quand tout, motifs et volonté, force et moyens, Me pousse à l’accomplir Vastes comme la terre, Des exemples m’exhortent. Et ainsi cette armée Si nombreuse et coûteuse, que conduit Un jeune prince raffiné, dont le courage Gonflé d’une ambition superbe fait la nique A l’avenir imprévisible, et qui expose A tous les coups du sort, à tous les périls Son être même, pourtant précaire, pourtant mortel, Pour la coquille d’un œuf. La grandeur vraie N’est pas de s’émouvoir sans un grand motif, C’est d’en découvrir un dans la moindre querelle Quand l’honneur est en jeu. Et moi ? Que suis-je ?

Moi dont le père tué, la mère salie Devraient bouleverser la raison et le sang, Et qui ne fais que dormir ? Quand à ma honte Je vois la proche mort de ces vingt mille hommes Qui pour quelque mirage de la gloire Vont au tombeau comme ils iraient au lit, Et combattent pour trois arpents, où ils vont être Trop nombreux pour tous en découdre, un peu de terre Où ne tiendrait pas même le sépulcre 47 Pour loger tous ces mort Oh, désormais, Que ma pensée se voue au sang, ou qu’elle avoue son néant ! (IV, 4) Si près de la fin du quatrième acte, tout autre héros tragique se serait arrêté après le mot sang et serait passé à l’action. Hamlet ajoute une autre possibilité, et c’est évidemment celle-là qu’il choisira. * Certains acteurs, et non des moindres, estiment que le plus beau des monologues intervient à la fin du 2e acte, immédiatement après le premier entretien de Hamlet avec les comédiens. Voici Hamlet en rage, en fureur, grossier, s’injuriant

presque. Enfin, nous dirons-nous, il sort ses tripes Mais il n’est pas fou. Reprenant ses esprits, il met au point un stratagème qui amènera le roi à se trahir. C’est Shakespeare au sommet de son art théâtral, imprimant au verbe de Hamlet des changements de ton incessants, des montées furieuses entrecoupées de courts moments de profonde dépression ou de questionnement incrédule : Oh, quel valet je suis, quel ignoble esclave ! N’est-il pas monstrueux que ce comédien, Pour une simple fiction, pour l’ombre d’une douleur, Puisse plier si fort son âme à son texte Que tout son visage en devienne blanc, Et qu’il y ait des larmes dans ses yeux, de la folie dans ses gestes, Et que sa voix se brise, et que tout en lui se conforme Au vouloir de l’idée ? Et tout cela, pour rien ! Pour Hécube ! Qu’est Hécube pour lui, qu’est-il lui-même pour Hécube, Et pourtant, il la pleure. Oh, que ferait-il donc S’il avait le motif impérieux de souffrir Que j’ai, moi ? Il

noierait la scène de ses larmes, Déchirerait les cœurs d’horribles cris, Affolerait le coupable, épouvanterait l’innocent, Confondrait l’ignorant, ce serait la stupeur De l’œil et de l’oreille. Mais moi, mais moi, Inerte, obtus et pleutre, je lanterne Comme un Jean-de-la-Lune, insoucieux de ma cause, Et ne sais dire rien ! Non, rien ! Quand il s’agit d’un roi Dont la précieuse vie et tous les biens 48 Furent odieusement détruits. Suis-je donc un lâche ? Qui me traite d’infâme ? Qui vient me casser la figure ? Qui vient m’arracher la barbe et me la jeter aux yeux, Et me tirer par le nez, et m’enfoncer dans la gorge Mes mensonges, jusqu’aux poumons ? Qui me fera cela ? Car, par Dieu, je le subirai. Ou, c’est à croire Que j’ai le foie d’un pigeon, et manque du fiel Qui rend amer l’outrage, car sinon J’aurais déjà gavé tous les milans du ciel Des tripes de ce chien !. Quel scélérat ! Quel être de sang, de stupre ! Dénaturé, sans

remords, Et dissolu, et perfide ! Oh, me venger ! Mais quel âne je suis ! Et qu’il est beau Que moi, le tendre fils d’un père assassiné, Moi que ciel et enfer poussent à se venger, Je déballe mon cœur avec des mots, des mots Comme ferait une fille ! Mots orduriers, Bons pour une putain ou un bardache. Quelle horreur ! Reprends-toi, mon esprit. Bon, j’ai entendu dire Que certains criminels furent, au théâtre, Si fortement émus par l’art de la pièce Qu’ils ont crié leurs méfaits, sur le champ, Car le meurtre, bien que sans langue, peut parler Par des bouches miraculeuses. Je vais faire Jouer à ces acteurs, devant mon oncle, Une scène évoquant le meurtre de mon père, Et je l’observerai, je le sonderai : s’il tressaille, Je sais bien ce que je ferai. . Le théâtre est le piège Où je prendrai la conscience du roi. (II, 2) Jouer le personnage de Hamlet est sans doute un des rôles les plus convoités. C’est aussi, prétendent certains grands acteurs, un des

plus faciles. Le texte est si beau, si expressif qu’il suffit de le dire : il passe tout seul. Il reste à l’acteur d’être cohérent d’un bout à l’autre de la pièce Et 49 c’est ici qu’il faut faire un choix : comment s’attaquer à de tels monologues ? Faut-il en faire des textes musicaux à la manière de certains arias d’opéra ? La langue de Shakespeare s’y prête incontestablement. Ou faut-il voir dans ces textes des réflexions que Hamlet se fait à lui-même et qu’il exprime tout haut, comme quelqu’un qui se parle à lui-même ? Ou encore, acte théâtral magique, Hamlet est-il en train de dire quelque chose au public, de le prendre dans sa confidence dans une communion qui, sous certains aspects, ressemble à l’acte amoureux ? Les trois approches existent, avec des variantes bien entendu. A chacun de choisir 50 Pour en savoir plus sur les grands thèmes de Hamlet Abiteboul, Maurice, (ed.), Lectures dune œuvre : Hamlet de William Shakespeare,

Éditions du Temps, 1996. Bailey, Helen Phelps, Hamlet en France, Droz, 1964 Claret, Jean-Louis, Le traitement de la révélation dans trois tragédies de Shakespeare : Hamlet, Le Roi Lear et Macbeth, Presses Universitaire du Septentrion Lille, 1996. Collectif, Analyses et réflexions sur Shakespeare, Hamlet, Ellipses, 1994. Dauby, Hélène Taurinya, Hamlet, Nathan, 1994 Dover Wilson, John, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, Seuil (Points Essais), 1992 Dover Wilson, John, Vous avez dit Hamlet ?, Aubier, 1988 (1935) Green, André, Hamlet et Hamlet, Balland, 1982 Guillo, G., Profil dune œuvre : Hamlet, Hatier, 2001 Iselin, Pierre (ed.), William Shakespeare : « Hamlet », Paris Didier-Érudition, 1997 Jones, Ernest, Hamlet et Œdipe, Gallimard, 1967 Lefevre, Alain, Don Juan et Hamlet Une étude psychanalytique, LHarmattan, 2000. Lorant, André, William Shakespeare : Hamlet, Paris, P.UF, 1992 Mathis, Gilles & Pierre Sahel (ed.), « Hamlet » ou le texte en question,

Éditions Messene, 1997 Michel, Pierre, Shakespeare, Hamlet et le théâtre, Editions Faculté Ouverte/Université de Liège, 1990 Omesco, Ion, « Hamlet » ou la tentation du possible, P.UF, 1987 Paris, Jean, Hamlet ou les personnages du fils, Seuil, 1953 Schmitt, Carl, Hamlet ou Hécube, L’Arche, 1992Jean Paris, Hamlet et Panurge, Seuil, 1971 51 Les interprétations Hamlet et la psychanalyse La psychanalyse commence avec Freud ; elle a donc à peine plus de cent ans. Méthode de psychologie clinique, investigation des processus psychiques profonds conscients et inconscients, elle traite les troubles mentaux et psychosomatiques, nous dit Le Petit Robert. Sous une forme ou une autre, elle fait maintenant partie de notre vie de tous les jours, soit comme science respectée et respectable, soit comme moyen (commercial) de faire croire aux naïfs qu’ils se comprennent (voir les revues à grand tirage qui confondent psychanalyse et poudre aux yeux). Que ce soit la psychanalyse

telle que Freud et ses disciples l’ont mise au point ou les nombreux développements et variantes qu’elle a connus au vingtième siècle, cette science nous a permis de mieux comprendre l’esprit humain dans ce qu’il a de caché et de mystérieux et surtout de mieux cerner et de guérir des pathologies qui, auparavant, étaient considérées comme incurables ou relevant de la sorcellerie. Elle nous a fait faire un énorme bond en avant dans notre compréhension de l’être humain. Mais cet être humain existe depuis très longtemps et son esprit (son « âme sensitive », comme disent certains) a toujours recélé ces mystères, ces zones ténébreuses, ces profondeurs de l’inconscient que la psychanalyse a révélés au grand jour. L’homme s’est souvent montré conscient qu’il y avait en lui des choses qui, bien qu’il ne les comprenait pas vraiment, étaient là et existaient bel et bien. Ceci est particulièrement vrai en littérature l’art du mot car, de

Sophocle (Œdipe Roi) aux écrivains du vingt-et-unième siècle, on y retrouve, exprimés dans une forme imaginaire, bien des éléments de la psychologie humaine que la psychanalyse étudie. C’est dire que l’écrivain connaît, intuitivement ou par observation, l’esprit humain ; la littérature reflète depuis toujours la psychologie de l’être humain et lui donne vie. La psychanalyse n’est donc qu’une méthode dont le but est d’analyser ce qui remonte à la nuit des temps. * Torturé comme il l’est et mystérieux à souhait, Hamlet a toujours été du pain béni pour les psychanalystes. Ceux-ci, à commencer par Freud lui-même, se sont rués sur la pièce Ils y trouvent, étalés au grand jour, tous les éléments qui sont susceptibles de leur fournir la clé définitive de l’intrigue : la relation du fils au père et du fils à la mère, avec tous les sous-entendus sexuels qu’un 52 tel lien entraîne 5. Freud y est allé de son interprétation, suivi par

son disciple Jones et par une multitude de critiques, tous persuadés que seule l’approche psychanalytique permettrait enfin de vraiment comprendre la pièce. Ils n’avaient pas tort, mais ils n’avaient pas tout à fait raison non plus. D’une part, la psychanalyse, pas plus que les autres approches critiques, ne peut apporter de réponses définitives à toutes les questions que pose Hamlet ; d’autre part, elle a une fâcheuse tendance à ignorer, entre autres, les dimensions historiques d’un écrit (son contexte) et sa forme (l’aspect esthétique). Mais, comme les autres approches, elle peut éclairer certains aspects de la pièce d’une lumière particulière. Elle mérite donc qu’on se penche sur ce qu’elle peut avoir à nous dire * Une synthèse, quelque peu lapidaire, de la théorie de Freud donnerait ceci : Le « ça » désigne l’ensemble des pulsions (agressivité, instinct de mort, pulsions sexuelles, etc.) qui habitent l’individu ; ces pulsions existent

dès la naissance et constituent le fond dynamique de la personnalité. Mais le ça est constamment tenu en laisse par le « surmoi », cet ensemble de normes (modèles culturels et moraux) et d’interdits que possède toute société. C’est cette interaction entre le ça et le surmoi qui forme le moi, lieu de compromis constants entre les deux. Que le moi désigne un segment particulier de la personnalité globale ou la personnalité psychique prise dans son ensemble (distinction que font certaines écoles) n’a ici guère d’importance. Il convient d’ajouter à cela la définition que nous a donnée Freud du « complexe d’Œdipe » : l’amour coupable de l’enfant pour chacun de ses parents, notamment celui du sexe opposé et, par conséquent, la rivalité avec le parent du même sexe. Si les applications critiques de la fameuse théorie du « complexe d’Œdipe » à la tragédie de Hamlet sont légion, on a parfois tendance à oublier que c’est Freud lui-même qui,

dans un essai publié en 1905, tenta le premier de résoudre l’énigme du comportement de Hamlet en termes psychanalytiques. Selon Freud, la crise personnelle traversée par Hamlet réveille ses désirs incestueux et parricides refoulés. Illustration 11 (Daddclosetjpg) Le dégoût que le remariage de sa mère suscite en lui, ainsi que son comportement violent lors de leur confrontation dans la chambre de la reine sont, selon cette interprétation, des signes indéniables du sentiment de jalousie qu’il ressent de manière constante bien qu’inconsciente. Hamlet est véritablement horrifié par la pensée que sa mère puisse éprouver du désir pour Claudius, qu’il décrit comme « un assassin, un rustre, un pantin ! Le vingtième du dixième, et même pas » de son premier mari : Un acte tel Egalement fasciné par Sophocle et par Shakespeare, Freud aurait hésité entre « complexe d’Œdipe » et « complexe de Hamlet » pour caractériser la relation fils–père–mère qui

est au centre de sa théorie. 5 53 qu’il souille de la pudeur la rougeur aimable, taxe d’hypocrisie la vertu, arrache la rose du tendre front d’un innocent amour et y imprime son fer ! Oh, c’est un acte qui fait du vœu nuptial le même mensonge qu’un serment de joueur, et qui arrache à ce contrat son âme, et de la religion fait un vain bruit de mots ! En rougit la face du ciel, et même cette masse impassible, la Lune, le visage enflammé comme à la veille du Jugement, en est malade de dégoût ! (III, 4) Peu après, le spectre du père de Hamlet surgit in extremis pour calmer la colère de son fils et l’implore de prendre en pitié la détresse de sa mère : LE SPECTRE Ma venue n’a pour but qu’aiguiser ton dessein presque émoussé. Mais, vois, le désarroi accable ta mère, Oh, entre elle et son âme en combat dresse-toi ! C’est sur les êtres frêles que la pensée agit le plus fortement. Parle-lui, Hamlet (III, 4) La scène de la chambre n’est qu’un

exemple parmi d’autres du dégoût qu’éprouve Hamlet vis-à-vis de la sexualité qu’il associe le plus souvent à la vulgarité et à la maladie. Malgré la violence de ses sentiments, il est pourtant incapable d’agir, nous dit Freud, parce qu’il ne peut se forcer à se venger de l’homme qui l’a débarrassé de son père et a pris place aux côtés de sa mère. Etant donné que Claudius ne fait que reproduire les fantasmes refoulés de son enfance, la haine que Hamlet éprouve pour lui est progressivement remplacée par un sentiment de culpabilité qui lui rappelle constamment qu’il n’est pas meilleur que celui qu’il est censé punir. Cette théorie fut reprise par Ernest Jones dans son article paru dans Essays in Applied Psychoanalysis (1923) et dans son livre Hamlet and Oedipus (1949). 6 Il est tout de même intéressant de noter que ni Freud ni Jones ne peut s’empêcher d’établir un lien entre Hamlet et Shakespeare. Jones se livre à des suppositions sur

certains éléments Cette interprétation a été remise en cause récemment (1992) par Janet Adelman, pour qui c’est la sexualité de Gertrude qui pose problème à Hamlet. Chez lui, la malédiction originelle serait d’origine maternelle La construction de son identité sur le modèle du père serait donc minée par la présence de la mère ; ainsi le pouvoir féminin mettrait à mal la formation de l’identité masculine. On est sans doute loin de Freud, mais on ne peut nier qu’il s’agit là aussi d’une interprétation psychanalytique en 1992! 6 54 inconscients d’origine infantile chez Shakespeare. Même s’il refusait d’attribuer à Shakespeare une intention consciente, Freud était persuadé qu’un « événement réel » était à la source de sa conception de Hamlet et que c’était grâce à son inconscient à lui que Shakespeare en était arrivé à comprendre l’inconscient de Hamlet. Le vingtième siècle avançant, des divergences d’avec les

théories freudiennes virent le jour et la critique littéraire emboîta le pas. On assista ainsi à un fourmillement d’approches aussi fascinantes les unes que les autres. Mais on ne peut oublier que ce furent les théoriciens de la psychanalyse qui menèrent le bal, les critiques littéraires se contentant, dans le fond, de « plaquer » ces théories sur les œuvres qu’ils étudiaient. Pour ce qui est de Hamlet, pas mal de critiques s’accrochèrent à l’interprétation strictement freudienne pendant longtemps. D’autres s’engagèrent dans des voies nouvelles et, tout en restant solidement ancrés dans la psychanalyse, se tournèrent vers des théoriciens qui s’étaient écartés de Freud. Certains suivirent Alfred Adler, le père de la théorie du complexe d’infériorité comme moteur principal du comportement. D’autres se tournèrent vers Jung et sa théorie de « l’inconscient collectif », c’est-à-dire tout le vécu que la race humaine a accumulé au cours

des millénaires de son existence et dont l’être humain n’est pas conscient. C’est la remontée à la surface de cet inconscient collectif dans nos comportements qui est la source de conflits, les normes de la société n’étant que rarement en accord avec ces désirs cachés. Pour Jung, les modes de manifestation de l’énergie psychique accumulée dans l’inconscient collectif sont ce qu’il appelle les « archétypes » et ce sont ceux-ci que certains critiques ont utilisés pour expliquer le comportement des personnages de Hamlet. Contrairement à Freud, le psychanalyste Jacques Lacan pense que la véritable dimension psychologique de la pièce réside non pas dans le comportement de Hamlet mais dans son langage. Dans son célèbre essai intitulé « Le désir et l’interprétation du désir dans Hamlet », il soutient que la caractéristique la plus frappante du langage de Hamlet est son ambiguïté. Tout ce que Hamlet dit passe, à des degrés divers, par la

métaphore, la comparaison et, surtout, le jeu de mots. Ses paroles, en d’autres mots, ont un sens latent qui prend souvent le pas sur leur signification apparente. Elles ont ainsi énormément d’affinités avec le langage de l’inconscient qui procède également par diverses formes de distorsions et d’altérations du sens, notamment par le lapsus, le rêve, le double entendre et le jeu de mots, ou « l’imagination en roue libre » (voir les monologues, surtout « Etre ou ne pas être »). Hamlet lui-même semble se rendre compte de la nature ambiguë de son propre discours ainsi que des sentiments qui l’animent. Préoccupé par la dialectique de la réalité et de l’apparence, de la surface et de la profondeur, il est conscient que ce qui se passe en lui est plus profond et plus étrange que ce que laissent entendre les symptômes superficiels du deuil : 55 LA REINE Puisqu’il en est ainsi, qu’y a-t-il donc dans ton cas qui te semble si singulier ? HAMLET Qui me

semble, madame ? Oh non : qui est ! Je ne sais pas ce que sembler signifie ! Ce n’est pas seulement mon manteau d’encre, ma chère mère, ni ce deuil solennel qu’il faut bien porter, ni les vains geignements des soupirs forcés, ni les fleuves intarissables nés des yeux seuls, ni même l’air abattu du visage, non, rien qui soit une forme ou un mode ou un aspect du chagrin, qui peut me peindre au vrai. Ce ne sont là que semblance, en effet, ce sont là les actions qu’un homme peut feindre, les atours, le décor de la douleur, mais ce que j’ai en moi, rien ne peut l’exprimer. (I, 2) * D’autres développements se produisirent, d’une manière plus diffuse, qui allaient avoir des répercussions considérables sur la critique littéraire. En schématisant à peine, on peut dire que pendant la première moitié du vingtième siècle, le critique psychanalytique plaçait Hamlet sur le sofa et, à travers lui, disséquait le psychisme de Shakespeare. Il abandonna ensuite

l’auteur pour se focaliser exclusivement sur Hamlet et les autres personnages de la pièce. Puis survint dans les années 70 une approche qui introduisit le lecteur plutôt que l’auteur dans la dynamique du texte. Les écrivains, nous disent les critiques, créent des textes qui s’adressent aux désirs réprimés du lecteur et c’est parce que le lecteur se reconnaît inconsciemment dans ces textes que le lien s’établit. Cette approche critique a mené tout droit à la théorie du « reader-response » (voir plus loin). D’autres approches prennent un tour plus féministe mais toutes, chacune à leur manière, restent ancrées dans une exploration psychanalytique du texte, même si elles se situent à des années-lumière de Freud. L’influence de la psychanalyse sur la critique littéraire, et en particulier sur les lectures de Hamlet, a donc été immense et profonde. Et quelque soit la puissance des coups de boutoir qu’assènent les nouvelles théories à la critique

psychanalytique, l’influence de Freud est loin d’être totalement occultée. C’est ainsi qu’il était encore possible de publier en 1993 un ouvrage intitulé The Undiscover’d Country. New Essays on Psychoanalysis and Shakespeare, le « new » faisant référence à des articles écrits dans les années 80. Cet ouvrage contient une bibliographie de la critique psychologique et psychanalytique shakespearienne (ouvrages et articles en anglais uniquement) pendant une décennie (1979-1989) ; cette bibliographie ne compte pas moins de 400 titres, dont 85 sont consacrés à Hamlet seul. Hamlet et la critique marxiste 56 Bertolt Brecht, sans doute le plus important des écrivains marxistes du vingtième siècle, saluait le théâtre élisabéthain dans son ensemble et en soulignait le sens de la « théatricalité ». Pour Brecht, en effet, les « effets de distanciation » (Verfremdungseffekte) qui abondent dans les pièces de Shakespeare ont pour effet de maintenir une

distance critique non seulement entre les acteurs et leurs propres rôles mais aussi entre le spectacle et son public. L’exemple le plus frappant de ce phénomène est sans nul doute la fameuse « pièce dans la pièce » dont le but est, entre autres, de permettre à Hamlet et au spectateur de s’interroger de manière créative et personnelle sur les véritables rôles et motivations des personnages de la pièce. Il s’agit donc bien, pour Brecht comme pour Shakespeare, de créer les conditions d’une analyse raisonnée et indépendante de l’intrigue en lieu et place d’une consommation passive du texte. De manière générale, la critique marxiste tend à mettre cette démarche rationnelle et analytique au service d’une étude scrupuleuse de la dimension politique et historique du répertoire shakespearien. Pour Brecht lui-même, le véritable sujet de Hamlet n’est pas le conflit œdipien qui l’oppose à son entourage familial mais bien la lutte pour le pouvoir qui

caractérise à la fois la cour du roi Claudius et le contexte international dans lequel se développe l’action, à savoir un conflit impliquant deux nations européennes : le Danemark et la Norvège. Comme nous le verrons dans le chapitre consacré aux adaptations cinématographiques, l’accent mis sur le politique plutôt que sur le psychologique rapproche les critiques marxistes de l’adaptation « panoramique » de Grigori Kozinstev et l’éloigne des gros plans du Hamlet de Laurence Olivier, qui a tendance à négliger les aspects idéologiques de la pièce pour se concentrer presque exclusivement sur l’état mental des personnages. L’analyse du pouvoir politique au temps de Shakespeare nous ramène inévitablement à la galerie de rois et de reines qui peuplent ses tragédies et ses pièces historiques. Claudius, comme la plupart des monarques shakespeariens (seul Henri V semble échapper à cette règle), est un individu dont la conduite symbolise le pouvoir corrompu et

le machiavélisme. Il est dès lors assez tentant de considérer la pièce dans son ensemble comme une dénonciation de l’absolutisme. Mais si dénonciation il y a, elle évite soigneusement de s’attaquer aux fondements même de la royauté. Car il faut bien reconnaître que, malgré les accents subversifs, voire révolutionnaires, de certains passages de la pièce (on songe à Hamlet qui n’hésite pas à réduire le corps du roi à un amas de chair destiné à être rongé par les vers et à « processionner dans les boyaux d’un mendiant » [IV, 3] !), la fin de Hamlet n’apporte pas le moindre changement à la structure politique du royaume. Loin de remettre en question la structure sociale dominante, l’arrivée de Fortinbras a avant tout 57 pour but d’assurer au plus vite la continuité du royaume, de peur, comme le fait remarquer Horatio « que des complots ou des méprises / Ne viennent à ajouter à [leur] malheur » (V, 2). Au centre des préoccupations de la

critique marxiste et, en particulier, de son approche du pouvoir politique dans Hamlet, la lutte des classes, on le devine, joue un rôle primordial. Pour Michael Bristol, ce sont les aspects « carnavalesques » de la pièce, pour reprendre un terme cher au critique russe Mikhail Bakhtin, qui doivent nous permettre de mieux comprendre les différents paramètres déterminant les rapports de classe chez Shakespeare. 7 Parmi les caractéristiques principales de cet esprit festif, on peut citer, entre autres, l’inversion, la mascarade, le rire et, surtout, le grotesque. C’est en effet par le biais de la caricature et de la bouffonnerie, parfois poussées jusqu’au fantastique et à l’irréel, qu’Hamlet parvient à perturber son entourage en mettant le doigt sur les multiples manquements et les contradictions du royaume et de son suzerain. Prenons pour exemple la fameuse remarque du prince qui ironise sur le remariage hâtif de sa mère et conclut que sa décision fut sans nul

doute dictée par un souci d’économie, car « les gâteaux du repas funèbre / Ont été servis froids au festin des noces » (I, 2). Notons que cette remarque intervient peu après que le roi ait prétendu « tenir égaux le plaisir et le deuil », « avec de l’allégresse aux obsèques et un chant funèbres au mariage », ce qui prouve que Claudius partage, du moins dans une certaine mesure, le sens du grotesque de son neveu ! Comme indiqué ci-dessus, l’humour noir du prince qui ne connaît apparemment pas de limites lui permet souvent de défier les conventions de la cour et, par la même occasion, l’autorité du roi. Quand ce dernier lui demande où se trouve le corps de Polonius, Hamlet se permet de ridiculiser le roi tout en le confrontant à sa mort prochaine : Non pas là où l’on mange, mais là où on est mangé. Un certain congrès de vers politiques l’a pris en charge. Pour les plaisirs de la table, le seul vrai souverain, c’est notre ver. Nous engraissons

toutes les créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons pour le ver. Un roi gros et un mendiant maigre, ce n’est plus qu’un menu varié : deux plats pour la même table, puis c’est fini. (IV, 3) Hamlet a également ceci de particulier qu’il fréquente aussi volontiers les pauvres que les nantis. Plus curieux encore, la conversation d’un fossoyeur lui est apparemment plus agréable que celle des nobles seigneurs de la court du Danemark. Ici encore, c’est son goût pour l’humour populaire qui fait du prince un lien privilégié entre la cour et le peuple. Si l’on adopte une perspective marxiste, la scène du cimetière nous apprend en outre que les fossoyeurs sont à même de critiquer la hiérarchie sociale de leur temps, en particulier lorsqu’ils révèlent que l’enquête du Michael D. Bristol, ‘Funeral Bak’d –Meats’ : Carnival and the Carnivalesque in Hamlet” Hamlet : A Case Study in Contemporary Criticism. Ed par Susanne L Wofford New York :

St Martin’s Press, 1994 : 348-67 7 58 coroner a conclu qu’Ophélie sera ensevelie en terre chrétienne et ce, en dépit du fait qu’elle a mis fin à ses jours : LE SECOND FOSSOYEUR Veux-tu que je te dise le vrai ? Si c’avait pas été une dame de la haute, on ne la mettrait pas en terre chrétienne. LE PREMIER FOSSOYEUR Ah ! tu l’as dit ! Et c’est grand dommage que les grosses huiles aient le droit dans ce monde de se noyer ou de se pendre plus que leurs chrétiens de frères. Allons, ma bonne bêche. Il n’y a de vieille noblesse que chez les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs (V, 1) Les sarcasmes des fossoyeurs, ajoutés au crâne de Yorick qui fait son apparition quelques instants plus tard, occupent la fonction de memento mori, rappelant à chacun que la Grande Faucheuse n’épargne personne, même les plus puissants. Observant un des fossoyeurs qui ramasse un crâne et le jette aussitôt, Hamlet ne peut que se joindre à leur point de vue et remarque

qu’il s’agit « peut-être de la caboche d’un politicien qu’il envoie promener D’un qui se croyait plus fin que Dieu, ne se peut-il pas ? » (V, 1). Qu’elles s’inspirent de Brecht, de Bakhtin, de Georg Lukàcs ou encore d’Antonio Gramsci, qu’elles mettent l’accent sur la subversion « carnavalesque » des relations sociales ou sur les relations entretenues entre la littérature et l’ « infrastructure » économique de nos sociétés, les approches marxistes de Hamlet ont ceci en commun qu’elles s’attachent à envisager le théâtre shakespearien dans un contexte politique, économique et social qui dépasse largement les considérations esthétiques et philosophiques de la critique et de l’histoire littéraire traditionnelles. Comme le suggère le récent Spectres de Marx de Jacques Derrida, 8 qui met en rapport le fantôme de Hamlet et celui que Marx utilise comme métaphore dans la première phrase du « Manifeste du parti communiste » ( « Un spectre

hante l’Europe. C’est le spectre du communisme »), Hamlet existe avant tout dans son rapport à l’histoire : celle de Shakespeare, bien sûr, mais aussi celle des représentations et des interprétations successives de son œuvre. A une époque hantée par le marxisme et ses dérives totalitaires, il n’est guère surprenant que Heiner Müller se soit tourné à nouveau vers Hamlet pour rendre compte de ce que Derrida appellerait le travail de « deuil politique » qui suivit la chute du communisme et l’effondrement des idéaux de plusieurs générations d’artistes et de penseurs épris de justice sociale et politique (Spectres de Marx est dédié à Chris Hani, héros de la lutte contre l’apartheid et assassiné en tant que communiste). Ce qui, pour Derrida et Müller, relie Hamlet à Marx, c’est avant tout une certaine notion de la 59 spectralité de l’histoire et du devenir psychologique d’un homme ou d’une communauté entière qui, confronté à

l’injustice et voyant s’effondrer leurs idéaux et leurs repères traditionnels menacent d’abandonner tout engagement et de sombrer dans la mélancolie. Après tout, Shakespeare n’a-t-il pas fait dire à Hamlet, fils du fantôme, que « le temps est hors de ses gonds. O sort maudit qui veut que je sois né pour le rejointer » ? Hamlet et la critique féministe Illustration 12 (delacop3.jpg) Depuis les efforts fondateurs de Kate Millett, une tendance importante de la critique féministe s’est donné pour mission de découvrir dans quelle mesure les portraits de femmes qui émaillent la littérature dite « canonique » reflètent la dominance de stéréotypes renforçant les structures de pouvoir patriarcales. Etant donné la place de choix occupée par Shakespeare dans l’histoire littéraire et, de manière plus générale, dans l’histoire culturelle occidentale, il n’est guère surprenant que de nombreux articles et ouvrages critiques aient été consacrés à la

représentation de la femme et de la condition féminine dans la tragédie de Hamlet. Une bonne partie de ces publications s’est naturellement penchée sur le sort du personnage d’Ophélie dans la pièce de Shakespeare. Ophélie, nous dit, par exemple, Elaine Showalter, n’a pas d’existence propre ou, plutôt, elle n’existe qu’au travers de Hamlet, à qui son destin est intimement lié. Elle n’a pas souvent la parole et quand elle la prend, sa fonction est avant tout de rendre compte de la transformation du prince, cette « âme noble » admirée de tous et qui désormais gémit « comme des cloches désaccordées » (III, 2). Quant à sa propre histoire, nous n’en savons pas grand chose, d’autant plus qu’elle ne dispose pas d’un seul monologue pour exprimer sa douleur et son déchirement et expliquer les raisons de son suicide. Pour la plupart des critiques féministes, c’est avant tout dans l’apparence extérieure d’Ophélie celle que lui ont donnée

plusieurs générations de metteurs en scène, d’actrices et d’artistes que l’on peut lire, ou du moins deviner, le destin d’une femme qui incarne, « cliniquement parlant la maladie que les élisabéthains auraient appelé l’érotomanie » (82), 9 une forme de mélancolie sexuelle affectant la psyché féminine et la menant inévitablement à la folie. Illustration 13 (hebert1jpg) Showalter cite pour exemple la « transe érotique » dans laquelle semble plongée l’Ophélie de Delacroix ( « La mort d’Ophélie », 1843). Le tableau de Delacroix évoque ainsi la notion freudienne d’ « hystérie », un mot dont la racine étymologique nous ramène à l’utérus et aux anciennes croyances qui voulaient que l’origine de la folie soit le résultat de dysfonctionnement des organes sexuels féminins. Comme le rappelle 8 Jacques Derrida, Spectres de Marx. 60 Showalter, si Hamlet s’impose comme le prototype du héros « mélancolique » élisabéthain, cette

maladie typiquement masculine était, à l’époque, associée à l’imagination créative de l’artiste et à son génie. En traçant un lien symbolique entre la folie et la sexualité féminine, l’« érotomanie » féminine, était loin de jouir du même statut et réduisait l’instabilité émotionnelle de la femme à un phénomène purement biologique. Quand Laërte s’exclame, peu avant la mort de sa sœur, « quel enseignement dans la folie !» (IV, 5), il touche sans le savoir au fond du problème. En effet, l’anglais du texte original ( « document in madness ») semble indiquer qu’Ophélie est l’incarnation archétype de la folie féminine de son époque. Mais si tel est le cas, quelles conclusions pouvons-nous tirer du destin d’une jeune femme manipulée et trahie par son propre frère, son propre père et son amant ? Certes, la souffrance d’Ophélie est subordonnée à celle de Hamlet. Sa détresse a parfois tendance à apparaître comme moins noble, moins

élevée que celle du prince, qui lui est en proie à de profonds doutes métaphysiques et confronté à des choix moraux insolubles. Mais elle n’en est que plus émouvante et, en définitive, que plus tragique. Pour d’autres critiques d’inspiration féministe, Ophélie représente avant tout la partie féminine de Hamlet, celle dont le prince doit impérativement se débarrasser au plus vite s’il veut mener à bien sa mission vengeresse. Cette interprétation a le mérite d’offrir une explication plausible à l’attitude cruelle de Hamlet envers Ophélie. Se pourrait-il que Hamlet, en rejetant Ophélie de la sorte, ait pour but de bannir de sa conscience la part d’hésitation, de vulnérabilité émotionnelle et de folie véritable qu’il porte en lui ? C’est en tout cas ce qu’indiqueraient les paroles de Laërte qui, après avoir pleuré la mort de sa sœur, tente de se ressaisir en espérant qu’ « avec ces pleurs, la femme en [lui] aura disparu » (IV, 7). Les

déconstructionnistes Ce que Jacques Derrida a appelé « déconstruction » (une forme de poststructuralisme, diront certains) est une méthode de lecture de texte ou, plus fondamentalement, une approche du langage qui refuse à ce langage tout droit aux certitudes, aux frontières, aux cohérences, et, en fin de compte, au sens fini des mots. Le sens des mots et des structures linguistiques se dissout dans un nombre presque infini de possibilités d’interprétations. Rien en dehors des mots n’accroche ceux-ci à quelque fondation que ce soit, culturelle, historique, psychologique, etc. Aucun texte ne peut donc Elaine Showalter, “Representing Ophelia : Women, Madness, and the Responsibilities of Feminist Criticism.” Shakespeare and the Question of Theory. Ed Par Patricia Parker and Geoffrey Hartman New York : Routledge, 1993 : 77-94. 9 61 plus se réclamer d’une vérité singulière et universelle ; il n’existe plus que comme lieu de fusion entre lui-même et ses

interprétations. Ainsi sont récusées toutes les prétentions et certitudes de la critique ou de la « science » interprétative. Tout, du mot en tant que tel à son contexte, est remis en question ; tout redevient ouvert à toutes les interprétations. Les textes ne sont donc que des structures aporétiques dont la compréhension ne peut survenir qu’en admettant les « différences » tout en les « différant », d’où le célèbre néologisme de Derrida, la différance. L’interprétation déconstructionniste la plus célèbre de Hamlet est celle de Marjorie Garber : « Hamlet : Giving Up the Ghost ». On ne peut comprendre Hamlet, nous dit Garber, qu’à travers une relecture de la présence et de la fonction du spectre. Le caractère mystérieux et étrange de ce personnage peut apporter des éléments essentiels à la compréhension du comportement de Hamlet. Le mystère (« the uncanny ») qui entoure ce spectre est que ce que celui-ci révèle à Hamlet semble

éveiller chez le fils le sentiment que le meurtre de Hamlet père par Claudius n’est que la mise en œuvre du désir inavoué du fils vis-à-vis du père (la possession du phallus). Une sorte d’accomplissement par procuration du complexe d’Œdipe. Se tournant ensuite vers Lacan, Garber nous explique que l’impuissance à agir de Hamlet peut s’expliquer par ce sens de l’étrange ou de l’incertain qui entoure le spectre. Ce père le phallus est mort mais il réapparaît et n’est donc plus (tout à fait) mort ; il affirme ainsi une présence phallique qui est elle-même mise en doute par la nature même de l’apparition. Ce n’est donc pas dans le royaume de Danemark qu’il y a quelque chose de pourri, c’est dans la situation inextricable dans laquelle se voit placé Hamlet dès le début de la pièce. C’est ce sentiment infernal d’« indécidabilité » (terme inventé par de Man) qui va régir tout son comportement jusqu’à sa mort, et ceci est surtout vrai

dans son attitude envers sa mère et envers Ophélie. Hamlet ne peut donc pas plus lire le sens des événements et de l’apparition répétée du spectre que nous ne le pouvons. Le caractère insondable du spectre et de ses injonctions (il faut venger, mais il faut aussi se souvenir) vaut pour nous autant que pour Hamlet. La pièce se « déconstruit » car chaque tentative d’interprétation appelle le doute, l’incertitude, le questionnement. Les déconstructionnistes rejettent donc les interprétations de Hamlet qui se fondent sur des théories critiques bien définies. Mais en même temps ils affirment la primauté de la leur et se réservent ainsi le bénéfice de ce qu’ils refusent à d’autres. Plus grave encore sans doute, mais cela ne leur est pas réservé, ils ne semblent pas disposés à admettre que d’autres approches (historiques, culturelles, sociologiques, linguistiques, etc) peuvent, séparément ou en faisceau, éclairer un texte d’une lumière utile. Ils

commettent le péché qu’ils reprochent aux autres, lesquels, il faut bien l’avouer, s’en rendent bien souvent coupables aussi. 62 L’école « reader-response » La forme « reader-response » de la critique prend principalement en compte la façon dont le lecteur ou le spectateur au théâtre réagit au texte. On ne pose plus la question « que signifie cette phrase ? » mais « quel effet a-t-elle sur le récepteur ? » A chaque lecteur son interprétation. C’est lui qui, à travers sa propre sensibilité, construit le sens d’une œuvre avec les matériaux que celle-ci lui donne. La lecture devient un échange entre le texte et le lecteur Ce qui revient à dire qu’aucune école critique ne peut se réclamer d’une quelconque ascendance sur les autres orientations, que le lecteur peut, même inconsciemment, pencher vers une école ou vers une autre ou interpréter une œuvre en se servant de plusieurs approches critiques. Dans le fond, le lecteur reconquiert une

liberté que les certitudes et l’autoritarisme des mouvements critiques du vingtième siècle s’étaient ingéniés à lui enlever. Les déconstructionnistes, ou les poststructuralistes, ne sont pas loin, à ceci près que, par définition, les adeptes de la « reader-response » ne peuvent eux prétendre avoir raison. * Hamlet est la pièce par excellence qui défie toute interprétation unique et restrictive. Chaque scène, chaque mot, chaque personnage, chaque geste est sujet à de multiples lectures (souvent contradictoires), comme l’ont montré quatre siècles d’interprétations critiques et de mises en scène. La deuxième moitié du vingtième siècle fourmille de telles divergences. Retracer l’histoire de Hamlet et de ses héritiers, ne fût-ce que modestement, ne fût-ce qu’en ne couvrant qu’une partie de ce que le vingtième siècle nous offre, c’est dessiner un diagramme, certes incomplet, de ce qu’un texte qui lui est resté immuable a pu provoquer comme

réactions, émotions, querelles. De toute évidence, ce texte nous interpelle au plus profond de nous et il ne cessera jamais de le faire. 63 Pour en savoir plus sur les interprétations contemporaines de l’œuvre de Shakespeare Callaghan, Dympna, A Feminist Companion to Shakespeare, Blackwell, 2002. Dollimore, Jonathan et Alan Sinfield (eds), Political Shakespeare : Essays in Cultural Materialism, Cornell University Press, 1994. Eagleton, Terry, Shakespeare, Blackwell, 1987. Greenblatt, Stephen, Shakespearean Negotiations : The Circulation of Social Energy in Renaissance England, University of California Press, 1989. Hawkes, Terence, Meaning by Shakespeare, Routledge, 1992. Howard, Jean E. et Scott Cutler Shershow (eds), Marxist Shakespeares, Routledge, 2000 Jones, Ernest, Hamlet et Œdipe, Gallimard, 1967. Lupton, Julia Reinhard, After Oedipus : Shakespeare in Psychoanalysis, Cornell University Press, 1993. Wofford, Susanne L. (ed), Hamlet : A Case Study in Contemporary

Criticism, St Martin’s Press, 1994. 64 Adaptations et réécritures Hamlet au cinéma Note préliminaire : ce court chapitre ne prétend pas offrir un tableau exhaustif des adaptations cinématographiques de Hamlet. Il se limite aux principales réalisations destinées au grand écran, excluant dès lors les nombreuses représentations filmées et productions télévisées qui ont vu le jour depuis le Hamlet de Richard Burton, lancé à Broadway par John Gielgud et Bill Colleran en 1964. Le lecteur trouvera en annexe une liste détaillée des productions cinématographiques de la pièce de 1900 à nos jours. La première apparition significative de Hamlet au cinéma si l’on excepte les courts métrages de quelques pionniers tels que Maurice Clément Maurice et Georges Mélies remonte à 1921, date à laquelle voit le jour un film muet tourné en Allemagne et dans lequel le héros de Shakespeare est interprété par une des plus grandes actrices danoises du début du siècle,

Asta Nielsen. La singularité de cette adaptation réside moins dans le choix d’une femme pour interpréter le rôle du prince (après tout, Sarah Bernhardt avait déjà joué Hamlet au théâtre des années auparavant) que dans la décision de baser l’intrigue du film sur une interprétation victorienne de la pièce selon laquelle Hamlet aurait été une princesse obligée, depuis son plus jeune âge, à se comporter et à s’habiller comme un garçon afin de donner un héritier à la famille royale du Danemark ! L’auteur de cette théorie plutôt surprenante est un certain Edward P. Vining dont l’ouvrage The Mystery of Hamlet (1881) est désormais oublié. L’un des aspects les plus étonnants de cette interprétation est qu’elle semble mettre la procrastination de Hamlet sur le compte d’une déception amoureuse qui, cependant, ne met nullement en cause Ophélie. En effet, le Hamlet d’Asta Nielsen est dès le départ amoureux d’Horatio, mais il ne peut lui avouer

son amour qu’au terme de l’histoire ! Le Hamlet muet n’est plus guère diffusé aujourd’hui, et il faut bien reconnaître que l’histoire relatée dans ce film est en définitive plus proche de la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus que de la pièce de Shakespeare. Ce n’est que plus de vingt-cinq ans plus tard, en 1948, qu’apparaît la première véritable adaptation cinématographique de Hamlet, une production britannique dirigée par Laurence Olivier dans laquelle on retrouve plusieurs vedettes de l’époque comme Jean Simmons (Ophélie), Peter Cushing (Osric) et, bien sûr, Olivier lui-même dans le rôle d’Hamlet. Le film d’Olivier rencontre un succès immense, à la fois auprès des critiques et du grand public. A 65 Hollywood, il remporte les oscars du meilleur film, du meilleur acteur, de la meilleure décoration et des meilleurs costumes. Dans ce film, Olivier nous offre son interprétation personnelle de Hamlet, une interprétation fondée sur une analyse

rigoureuse de la personnalité et l’état mental du protagoniste, à l’exclusion des dimensions culturelles et politiques de la pièce. Car ce qui intéresse avant tout Olivier, ce sont les relations personnelles qui sous-tendent le drame familial vécu par le Prince du Danemark. Pour arriver à ses fins, il n’hésite pas à sacrifier de nombreux passages (son adaptation ne dure que 155 minutes) et même certains personnages secondaires. Exeunt, donc, Rosencrantz et Guildenstern, figures emblématiques de la trahison et du pouvoir corrompu. Exit également Fortinbras, qui représente la survie politique du royaume et la restauration d’un pouvoir politique que tous espèrent plus stable que le précédent. Les nombreux gros plans qui émaillent la mise en scène d’Olivier, ajoutés à l’usage d’une « voix off » qui récite la plupart des monologues de Hamlet, nous donnent l’illusion d’accéder directement à la conscience même du personnage. Quant aux vastes pièces

obscures et aux escaliers piranésiens du château d’Elseneur, ils semblent représenter une extension de la psyché tourmentée de Hamlet, une matérialisation de sa vie intérieure qui met l’accent sur les complexes sexuels dont souffre le prince du Danemark du moins selon l’analyse freudienne qu’en a livré Ernest Jones, qu’Olivier avait rencontré dix ans auparavant alors qu’il jouait le rôle du prince sur la scène de l’Old Vic à Londres. Le Hamlet d’Olivier se trouve en effet dans une situation œdipienne classique qui l’amène à faire la cour à sa mère tout en haïssant un père à qui il s’identifie trop pour pouvoir se résoudre à l’éliminer physiquement. (C’est peut-être là qu’il faut trouver la source du lapsus central de la scène de la Souricière, dans laquelle Hamlet présente le meurtrier du roi comme le neveu et non pas l’oncle de celui-ci !). L’affrontement entre Hamlet et sa propre mère à la fin du troisième acte prend

l’allure d’une dispute sentimentale entre deux amants déchirés, et il faut souligner ici que l’actrice qui joue la mère de Hamlet était en réalité plus jeune qu’Olivier ! Le film d’Olivier a également beaucoup contribué à renforcer la thèse selon laquelle Hamlet est avant toute chose un héros en proie au doute, à l’indécision de fait, le réalisateur-interprète fait précéder le premier acte d’un prologue qui présente le héros de Shakespeare comme un homme « qui n’arrive pas à se décider » ( « a man who could not make up his mind »). L’adaptation du réalisateur russe Grigori Kozinstev (1964) se situe aux antipodes du récit freudien sur lequel repose le film d’Olivier. Bien que sa version soit légèrement plus courte que celle de son collègue britannique, elle réintègre Fortinbras, Rosencrantz et Guildenstern et par la même occasion oblige le spectateur à voir Elseneur non pas comme un vide existentiel mais comme le symbole d’un

système totalitaire où l’hypocrisie et la duperie règnent en maîtres. Ici, les gros plans font place à des vues plus larges qui mettent en évidence l’isolement politique de Hamlet 66 (« Le Danemark est une prison »), plutôt que son isolement psychologique. Contrairement à Olivier, Kozintsev suggère que les forces obscures qui mènent Hamlet au désespoir sont situées en dehors de sa conscience, comme l’indique la première séquence du film dans laquelle Hamlet parcourt en chevauchant l’espace qui le sépare du château et franchit le pont-levis tandis que la herse est déjà en train de s’abattre derrière lui. Outre une mise en scène extrêmement efficace, le Hamlet de Kozintsev bénéficiait d’une bande sonore composée par Dimitri Shostakovich, du texte de Boris Pasternak, qui avait traduit l’intégralité de la pièce une vingtaine d’années auparavant, et de l’interprétation émouvante de Innokenti Smoktunovski, rendu célèbre par une

adaptation théâtrale de l’Idiot de Dostoïevski dans laquelle il jouait le rôle du Prince Mushkine. A l’image de Smoktunovski, qui était aussi un rescapé des camps de concentration allemands et des goulags soviétiques, le film de Kozintsev occupe une place symbolique importante dans l’histoire de la Russie contemporaine. Entouré d’une armée de courtisans sycophantes et de statues de Claudius qui rappellent celles de Staline, omniprésentes dans les villes soviétiques, le Hamlet russe devient le symbole du ralliement émotionnel de tout un peuple qui voit en ce prince mélancolique un intellectuel insoumis, un idéaliste qui résiste à l’oppresseur et réussit malgré tout à mettre en évidence « la dignité essentielle de l’homme dans un monde qui représente l’indignité » (Kozintsev, Shakespeare : Time and Conscience). Il faut dire que le personnage de Hamlet ne plaisait guère aux autorités soviétiques, et il fallut attendre la mort de Staline, en 1954,

pour que la pièce soit rejouée à Moscou après plus de vingt ans d’absence. Le Comité Central du Parti avait d’ailleurs eu l’occasion de condamner indirectement la pièce en faisant le procès d’Ivan le Terrible de Sergei Eisenstein, accusant le réalisateur d’avoir transformé le tsar en « une misérable poule mouillée comparable à Hamlet ». La version filmée de la production de Tony Richardson (1969) nous ramène en Angleterre et plus précisément au Round House Theatre à Londres, où sa version première fut jouée. Richardson qui opte pour une analyse psychanalytique de l’œuvre dans laquelle la relation incestueuse entre Hamlet et Gertrude fait place à celle qui unit Laërte et Ophélie (dont le rôle est interprété par Marianne Faithful) n’apporte rien de bien neuf à l’histoire des réécritures cinématographiques de Hamlet. Il faudra attendre l’adaptation de Celestino Coronado pour assister à la naissance d’un nouvel Hamlet, plus proche de

l’atmosphère « camp » des films d’Andy Warhol que des théories d’Ernest Jones. L’adaptation de Coronado, présentée au festival du film de Londres en 1977, a d’abord pour but de choquer un public qui, trop habitué à vénérer le répertoire shakespearien, ne faisait preuve d’aucun esprit critique et se contentait de réduire la trame complexe de Hamlet aux fameux monologues et à quelques autres « moments forts » tels que l’apparition du spectre et l’assassinat de Polonius. Parmi les « innovations » les plus significatives 67 de ce film on peut citer l’apparition d’un Hamlet en tenue d’Adam (en Angleterre, le film est connu sous le nom de « Naked Hamlet »), l’omission du monologue « To be or not to be » et la présence de deux Hamlets joués par deux acteurs jumeaux (les frères Meyer) une décision censée refléter la conscience divisée du protagoniste. En offrant une interprétation viscérale et sexualisée du drame shakespearien, le

film de Coronado est somme toute assez représentatif des choix esthétiques qui ont caractérisé les productions théâtrales « alternatives » des années soixante et septante. En 1990, Franco Zeffirelli, qui avait déjà adapté Roméo et Juliette en 1968, nous offre son Hamlet une adaptation simplifiée à l’extrême (elle ne dure que 129 minutes et contient moins d’un tiers du texte original) mais qui fait, à sa manière, preuve d’audace en se démarquant de l’interprétation d’Olivier et en démontrant, si besoin est, que l’héritier du trône du Danemark est quelque part un homme d’action qui utilise diverses formes de violence verbale et physique pour arriver à ses fins. Mel Gibson, alors considéré comme un acteur plutôt « physique » et sans pedigree, transforme Hamlet en une sorte d’action hero « plus macho que mélancolique », comme le dit le texte de couverture de la version vidéo, ce qui a suscité quelques polémiques lors de la sortie du film.

Il n’en reste pas moins que, dans son genre, le Hamlet de Zeffirelli est fort bien réussi. A noter la présence de Glenn Close dans le rôle d’une Gertrude encore une fois à peine plus âgée que son fils En 1996, Kenneth Branagh, fort du succès de ses premières adaptations shakespeariennes, Henri V et Beaucoup de bruit pour rien, nous livre un Hamlet de 232 minutes (le plus long jamais produit au cinéma) dont l’intrigue démarre au beau milieu du dix-huitième siècle, au cœur d’une Europe déchirée par la guerre et les intrigues politiques. Contrairement à Olivier, Zeffirelli et tant d’autres metteurs en scène, Branagh ne s’embarrasse pas de considérations d’ordre psychosexuel et nous présente un Hamlet qui ne semble pas trop perturbé par le complexe d’Œdipe, comme l’indique, quelque part, la présence d’une Gertrude (Julie Christie) qui pourrait, elle, être la mère de Branagh. Le film a beau tenter de désexualiser la relation entre Hamlet et sa

mère, l’interprétation de Branagh n’est pas pour autant dénuée de tout aspect psychanalytique. Comme en témoignent les nombreux miroirs qui ornent les murs du palais de Blenheim, dans lequel le film fut tourné, c’est le narcissisme du héros qui est en ligne de mire. Dans certaines scènes, ces miroirs prennent une telle importance qu’on croirait qu’Hamlet en est revenu au stade du miroir, cette phase pré-œdipale de développement dans laquelle le corps nourricier de la mère ne représente pas encore la peur de la castration et le tabou de l’inceste. On peut également relever l’exceptionnelle violence physique de la confrontation entre Hamlet et Ophélie dans la scène dite du « couvent ». A en croire la mise en 68 scène de Branagh, la folie du prince est celle d’un amant rejeté et non pas celle d’un homme qui projette sur la jeune femme son horreur du corps féminin. Dernière en date, l’adaptation de Michael Almereyda, Hamlet 2000, nous situe

l’action dans l’univers impitoyable d’une multinationale new-yorkaise au vingt-et-unième siècle. Tout comme le Roméo et Juliette californien de Baz Luhrman, Hamlet 2000 ne tente pas de moderniser la langue de Shakespeare. Fidèle au texte original, il confère aux dialogues un caractère incongru qui crée une certaine distance entre le spectateur et les personnages, les rendant moins familiers aux yeux et aux oreilles du public averti, surtout quand ceux-ci s’adressent au « roi » Claudius, PDG de la multinationale Denmark Corporation ! Dans ce Hamlet (à peine) futuriste, les thèmes conjoints de l’hypocrisie et de la tromperie se voient renforcés par l’atmosphère paranoïaque régnant dans l’immeuble high-tech de la multinationale dont vient d’hériter Claudius. Arpentant les longs couloirs truffés de caméras de surveillance de la Denmark Co, Hamlet a des raisons de se sentir épié et menacé. L’univers orwellien du film d’Almereyda nous donne toutes les

raisons de penser que cet Hamlet-là, plus que tout autre, ne peut exister en dehors de la mise en scène celle qui est orchestrée par son entourage, bien évidemment, et au sein de laquelle il ne peut choisir son véritable destin, et celle qu’il déploie afin de percer les secrets les plus terrifiants d’un monde adulte qui méprise les valeurs humaines les plus fondamentales et sacrifie le bonheur de ses propres enfants à la quête de l’argent et du pouvoir. Le film d’Amereyda contient quelques trouvailles mémorables parmi lesquelles on peut citer l’apparition de Hamlet dans les rayons de films d’action d’un magasin de location de vidéos dans lequel il nous livre son plus fameux monologue, l’enregistrement d’une partie du discours d’Hamlet à Ophélie sur le répondeur téléphonique de cette dernière, la crise de folie d’Ophélie jouée au cœur des méandres centripètes de l’escalier central du Musée Guggenheim, sans oublier le film expérimental

réalisé par Hamlet et dont la projection remplace la représentation de la souricière. Almereyda manie aussi l’humour et l’ironie, comme dans la scène où Hamlet, se reprochant son inaction, médite sur l’exemple de James Dean, acteur « qui fait seulement semblant », rebelle ne poursuivant nulle noble cause et qui pourtant arrive à susciter des émotions plus puissantes et plus « vraies » que ceux pour qui la révolte est véritablement une question de survie. Peu après, Hamlet, qui assiste à l’interview d’un maître zen transmise à la télévision, est confronté à une énième réécriture de son quatrième monologue. Selon le maître zen, il n’est pas possible d’exister en dehors d’une relation aux autres et notre existence véritable est celle que nous renvoient nos proches à partir du moment où ils nous reconnaissent en tant qu’êtres humains à part entière (“To be therefore means to inter-be”). Hamlet, dès lors, est forcé d’admettre que

son 69 existence propre ne pèse pas très lourd vis-à-vis des rapports politiques complexes qu’il entretient avec sa propre famille et son entourage. D’où le profond malaise qui surgit de la confrontation entre la condition d’être unique pensant et agissant à laquelle il aspire et les responsabilités politiques qu’il est forcé d’assumer, dans un contexte qui réduit les relations humaines à de simples transactions économiques. Ainsi, Hamlet partage la condition double de bon nombre de héros tragiques déchirés entre le devoir et l’amour, l’honneur et ses sentiments authentiques, la raison et la passion. Assumant les rôles multiples d’auteur, de metteur en scène, d’étudiant philosophe, de fils, de prince héritier et de guerrier, il souffre en définitive de ne pas pouvoir être lui-même. Le prince Hamlet d’Almereyda, campé par un Ethan Hawke insomniaque, mal dans sa peau et affublé d’un bonnet péruvien qui renvoie au malaise adolescent de la

génération grunge, est constamment en train d’épier et de filmer son entourage à l’aide d’une caméra portable. (Comme ce fut le cas dans l’adaptation de Laurence Olivier, la faible différence d’âge entre Hamlet et ses parents moins de quinze ans semblent séparer le Hamlet d’Ethan Hawke et le Claudius de Kyle MacLachlan renforce inévitablement le traditionnel conflit œdipien.) Ce que Hamlet observe, il le convertit immédiatement en scénarios filmés qu’il consigne soigneusement dans les bandes magnétiques de son camcorder. De même, au début de l’acte IV, c’est au tour d’Ophélie de lancer des photos Polaroid, au lieu des traditionnels pétales de fleurs, par-dessus son épaule. De manière plus générale, la dialectique du réel et du simulacre est parfaitement exprimée au travers des images spectrales qui émanent des nombreux écrans vidéo de la Denmark Co. Quant au thème de la manipulation et de la désinformation, il se voit redynamisé par

le truchement des technologies modernes (répondeurs téléphoniques, fax, email) qui, toutes, témoignent de l’aspect désincarné des relations interpersonnelles dans un environnement dans lequel les ressources humaines priment sur les relations humaines. De manière appropriée, quoique assez prévisible, le film se termine par un communiqué télévisé informant les téléspectateurs de l’arrivée du nouveau PDG de la Denmark Corporation, un dénommé Fortinbras présenté au début du film comme le principal rival économique de Claudius. Le Hamlet-voyeur d’Almereyda, qui passe le plus clair de ses soirées à visionner les scènes enregistrées pendant la journée, renforce certes l’idée tenace selon laquelle le personnage de Shakespeare est en proie au doute et à l’indécision et rechigne à affronter la réalité autrement que par l’intermédiaire du langage et de la représentation. Mais les nombreux clins d’œil aux films d’action hollywoodiens se chargent

de dissiper cette illusion en nous emmenant inexorablement à la scène finale qui démarre comme un match d’escrime mais se termine par une fusillade digne d’un Quentin Tarantino ! Hamlet 2000 réduit-il la tragédie de Shakespeare à un simple reality show, dans un monde hyper-médiatisé où le réel est nécessairement altéré et mis en scène par le biais de caméras 70 dissimulées dans les ascenseurs, dans les bureaux et dans les couloirs ? Peut-être, mais il serait dommage de ne retenir que ce seul aspect du film d’Almereyda qui dresse avant tout le portrait d’un personnage qui cherche son salut dans les cristaux liquides d’un écran miniature qui ne fait que lui renvoyer l’image spectrale d’un monde qui pleure la perte des origines et des sentiments véritables. De manière plus significative encore, le protagoniste de Hamlet 2000 s’oppose à une famille dysfonctionnelle qui semble symboliser, par extension, tous les méfaits du capitalisme corporatif,

qui n’hésite pas à annihiler l’être humain au nom de la rentabilité immédiate. Est-ce un simple hasard si François Chesnais, dans un ouvrage récent consacré aux possibilités économiques et politiques de taxer les transactions financières (la désormais fameuse « loi Tobin »), fait référence à Hamlet en intitulant son livre Tobin or not Tobin, une taxe internationale sur le capital ? Se pourrait-il que Hamlet, avec ses convictions antimilitaristes et son exécration du pouvoir corrompu, ait quelque chose d’important à nous dire en ce qui concerne les moyens d’assurer un développement économique et géopolitique guidé par des préoccupations humaines ? Quelle que soit la réponse à cette question, Hamlet 2000 ajoute une nouvelle pierre à l’édifice des interprétations contemporaines d’une tragédie qui continue à fasciner en tentant d’étreindre la modernité dans toute sa complexité, dans toute sa cruauté. 71 Pour en savoir plus sur les

adaptations cinématographiques de Hamlet : Davies, Anthony et Stanley Wells (eds), Shakespeare and the Moving Image : The Plays on Film and Television, Anthony Davies et Stanley Wells, Cambridge, 1994. Déprats Jean-Michel (ed.), Shakespeare et la voix, Montpellier, Université Paul Valéry, 1999 Pilard, Philippe, Shakespeare au cinéma, Nathan, 2000. Rothwell, Kenneth S., A History of Shakespeare on Screen : A Century of Film and Television, Cambridge, 2001. Willems Michèle (ed.), Shakespeare à la télévision, Rouen, Publications de lUniversité de Rouen, 1987. 72 Les réécritures de Hamlet Illustration 14 (gilbertrosen.jpg) Dans une certaine mesure, on pourrait dire que toute adaptation théâtrale, toute mise en scène, toute édition des œuvres de Shakespeare relève de la réécriture. Qu’il s’agisse de privilégier l’un ou l’autre choix esthétique ou idéologique en sélectionnant ou en éliminant certains passages de la pièce, de se diriger vers telle ou

telle traduction, de choisir les acteurs, les décors et les costumes de scène, de s’inspirer ou de se démarquer de mises en scène antérieures, d’opter pour ou contre telle ou telle interprétation critique, ou encore de réactualiser la mise en scène en lui conférant une « touche » contemporaine (comme chez Michael Almereyda ou Baz Luhrmann), il est désormais devenu impossible de représenter ou d’interpréter Hamlet sans se positionner explicitement ou implicitement vis-à-vis d’une tradition scénographique ou d’un commentaire critique. Les acteurs nous jouent leur Hamlet pâle et introspectif « à la Laurence Olivier » ou encore celui, plus direct et vigoureux, de Edmund Keane ou Mel Gibson. Et rares sont les metteurs en scènes qui ne daignent pas se pencher sur l’abondante littérature critique avant de définir les paramètres de l’organisation matérielle de la représentation. Ce chapitre traite en priorité de ce qu’il est convenu d’appeler les

réécritures littéraires, c’est à dire celles qui prennent la forme d’une véritable transformation textuelle débouchant sur une œuvre susceptible d’être appréciée indépendamment de son origine. La pratique de la réécriture s’inscrit d’ailleurs bien dans la tradition élisabéthaine puisque la plupart des pièces qui constituent désormais le canon du théâtre renaissant sont elles mêmes des adaptations de pièces antérieures. Hamlet, comme nous l’avons vu, n’est après tout qu’une brillante et complexe adaptation d’une banale tragédie de la vengeance souvent attribuée au dramaturge Thomas Kyd. Shakespeare était d’ailleurs dans un certain sens le plus grand et le plus génial des plagiaires élisabéthains, piquant des idées à gauche et à droite, adaptant d’anciennes légendes et réécrivant des pièces déjà bien connues du public londonien non pas par malhonnêteté, mais tout simplement parce que ce genre de pratique était admis aux

seizième et dix-septième siècles. (Les droits d’auteur n’existant pas, le seul moyen de se protéger contre le plagiat était, pour un dramaturge de l’époque, de ne conserver qu’un minimum de copies de son texte et de ne fournir aux acteurs qu’une copie de leur propre texte, de manière à ce que personne sauf lui ne soit en possession du manuscrit dans sa totalité.) Ce n’est d’ailleurs que beaucoup plus tard que la notion d’originalité ainsi que celle du « génie » en tant qu’aptitude supérieure de l’esprit créateur qui élève un artiste au-dessus de la mêlée devient véritablement une condition sine qua non de l’acte créateur désormais associé au culte de la nouveauté, c’est-à-dire au parti pris d’une esthétique de la rupture qui caractérise les 73 avant-gardes du vingtième siècle. Car à l’époque où Shakespeare écrivait, la vocation de l’art n’était pas d’innover mais bien d’imiter la nature (pour Hamlet lui-même

le but du théâtre n’est-il pas d’ « être le miroir de la nature » ?), le plus souvent au travers d’une relecture de l’œuvre d’illustres prédécesseurs. La liberté avec laquelle les auteurs contemporains ont adapté, parodié, quelquefois même défiguré, l’intrigue de Hamlet n’est pas non plus un phénomène nouveau, car bien que leurs versions « originales » aient inspiré le respect et l’admiration de milliers d’écrivains, d’acteurs et de metteurs en scène, les pièces de Shakespeare ont suscité de nombreuses adaptations scéniques et éditoriales au cours des quatre derniers siècles. Ces adaptations vont de la publication de versions débarrassées de leur vocabulaire grivois (les fameuses « bowdlerized versions » qui ont fait les beaux jours du Family Shakespeare (1818) de Thomas Bowdler, très à la mode à l’époque victorienne) à la parodie burlesque. Cette dernière est déjà à l’œuvre dans la pièce anonyme, The Gravediggers (1672),

et elle continuera à sévir dans quelques écrits satiriques plus ou moins réussis tels que le Hamlet Travestie de John Poole (1810), le Rosencrantz and Guildenstern (1874) de W.S Gilbert (qui se termine non pas par un combat à la rapière mais par un véritable pugilat !), l’opéra comique de John Wilson Bengough, Hecuba ; or Hamlet’s Father’s Deceased Wife’s Sister (1885) ou encore le Dogg’s Hamlet (1979) de Tom Stoppard. Il faudra attendre la fin du dix-neuvième siècle pour voir apparaître les premiers véritables prolongements littéraires de la tragédie de Shakespeare. Parmi ceux-ci, le récit de Jules Laforgue, « Hamlet ou les suites de la piété filiale », figure en bonne place. Le personnage principal en est un esthète typiquement « décadent » chez qui la mélancolie, loin de constituer le symptôme (ou la cause) d’une douloureuse réflexion métaphysique, est réduite à une sorte de pose de dandy désabusé. Ecrit essentiellement parodique, inspiré,

en partie, par la chronique de Saxo Grammaticus, dont il tire les noms de certains de ses personnages (Gerutha remplace Gertrude), le Hamlet de Laforgue est, en définitive, plus désinvolte que tragique, même si le récit s’achève avec la mort du protagoniste. Aux confins du décadentisme et du déterminisme d’un Auguste Taine, « Hamlet ou les suites de la piété filiale » fait table rase du conflit œdipien traditionnel qui fait de Hamlet un fils souffrant de ne pas être à la hauteur de son père. Au contraire, cette figure paternelle à « l’œil coquin et faunesque », « décédé en état de péché mortel », est aux antipodes du parangon de vertu décrit dans la pièce de Shakespeare. Ne pouvant esquiver le regard du père, le Hamlet de Laforgue en héritera un mode de vie libertin et passe plus de temps à s’abandonner aux charmes délurés de l’actrice Kate qu’à songer aux vertus de l’honneur, de l’honnêteté et de la virginité. Quant à Ophélie,

dont le décès précède le début de la pièce, elle est décrite par Hamlet comme une 74 créature assez insignifiante, une petite bourgeoise matérialiste, « imbue de la philosophie égoïste de Hobbes ». La philosophie déterministe du Hamlet de Laforgue, qui conclut que « tout est hérédité », nous renvoie au « Papa Hamlet » (1889) de Arno Holz et Johannes Schlaf, œuvre fondatrice du naturalisme allemand et de son Sekundenstil (censé transcrire avec un réalisme et une précision « phonographiques » les détails les plus sordides de la vie quotidienne) mais dont l’intrigue et les thèmes (elle raconte l’histoire d’un acteur déchu que l’alcool, le désespoir et la colère poussent à l’infanticide) sont somme toute assez éloignés du théâtre shakespearien. La tragédie d’Elseneur continuera de fasciner les écrivains allemands dont Gerhart Hauptmann, auteur d’une adaptation théâtrale (Hamlet in Wittenberg [1935]) et d’un roman (Im Wirbel der

Berufung [1936]) dont le protagoniste entreprend de mettre en scène la pièce de Shakespeare. Hamlet fait aussi une apparition remarquée dans le Mephisto de Klaus Mann (1936), dans lequel Hendrick Höfgen (personnage de fiction censé représenter Gustaf Gründgens, nommé directeur du Staatstheater à Berlin peu après la prise de pouvoir des Nazis en 1933) transforme le prince du Danemark en héros teutonique afin de remplir les exigences de la censure du régime hitlérien. En 1956 paraît Hamlet ou la longue nuit prend fin, le dernier roman d’Alfred Döblin. Drame freudien, truffé de références aux grands mythes occidentaux de la chute d’Adam et Eve au roi Lear en passant par la légende de Médée et les sonnets de Michel-Ange le récit relate le long processus de rééducation psychique d’Edward Allison, un jeune invalide de guerre. Au centre des préoccupations de ce qui sera le dernier roman de Döblin : le thème de la chute, le refus inconditionnel du mensonge et

la quête d’identité et de vérité, la faute des pères qui engendre la vengeance, ainsi qu’une longue réflexion sur la guerre, une guerre fondée sur « l’abîme sans fond de la lâcheté et du mensonge » (359). Cette problématique du mensonge fait bien entendu écho à celle qui préoccupait Shakespeare autant que Montaigne, celle qui faisait déclarer à Hamlet son dégoût de l’hypocrisie qui préside aux relations humaines comme aux grandes décisions géopolitiques. Tout comme son maître à penser français (dont les idées furent répandues en Angleterre au travers des traductions de John Florio, publiées pour la première fois en 1603, mais dont les premiers brouillons manuscrits circulaient à Londres bien avant cette date 10), Hamlet émet des doutes sur la valeur même de l’homme qui se targue de son savoir et sa supériorité sur les autres créatures (voir « Hamlet et les doutes métaphysiques »). Le scepticisme de Hamlet, pour qui l’homme, « le

parangon des animaux » n’est que « quintessence de poussière », rejoint celui de Voir Dennis Kay, Shakespeare : His Life, Work, and Era, New York, William Morrow and Company, Inc., 1992 ; 155. 10 75 l’auteur des Essais, qui dénonça en son temps le massacre des habitants du nouveau monde ainsi que les guerres de religion et conclut que l’homme n’était, après tout, qu’ « un misérable animal ». Chez Döblin, le thème du mensonge et des fausses apparences est également mis au service d’une analyse impitoyable de la grande bourgeoise envisagée au travers du destin d’une famille hantée par de sinistres et hideux secrets. Pourchassé par le doute, puni par sa curiosité, EdwardHamlet finit par comprendre que les bonnes manières et l’esprit cultivé qui caractérisent son entourage familial ne font que dissimuler un monde régi par la violence et le désespoir : Quels sont ces personnages qui m’entourent ? Qui sont ces gens que je côtoie et que

j’appelle Père et Mère ? Et les autres sont de la même espèce. Comment ai-je fait pour ne pas les voir tels qu’ils sont ? Il faut qu’on me place devant la réalité. Je ne pouvais rien voir ; il fallut me dessiller les yeux. Ces gens prétendent appartenir à la bonne société, s’expriment avec raffinement, font de la musique, lisent d’admirable poèmes, prennent feu et flammes pour Milton, Swinburne et Shelley on se fait des amabilités, on déguste le thé assis côte à côte, et dans le fond Ils n’arrivent même pas à se supporter eux-mêmes. Mais au lieu des se supprimer, ils suppriment les autres (38586) 11 Plus récemment, les réécritures shakespeariennes ont été associées à un certain courant de la littérature dite « postmoderne », celle qui s’attache à parodier les grands classiques de manière à « déconstruire » le texte d’origine afin de lui insuffler une nouvelle dimension esthétique, thématique ou encore idéologique. Les exemples

sont légion, comme en témoigne la liste jointe en annexe au présent volume. Dans le domaine sans cesse grandissant des adaptations créatives de l’œuvre du Barde figurent aux premières loges des relectures marxistes (Lear, de Edward Bond), des réécritures « postcoloniales » des tragédies majeures (le roman de Caryl Phillips, The Nature of Blood , d’après Othello ; le poème de Wole Soyinka, « Hamlet in Nigeria », dans lequel l’écrivain nigérian établit un parallèle implicite entre l’emprisonnement psychique d’Hamlet et sa propre incarcération à la fin des années soixante en raison de sa prétendue sympathie pour les sécessionnistes biafrais), une transposition SF de la Tempête (Forbidden Planet), sans oublier le troublant Prospero’s Books de Peter Greenaway, en passant par le Hamlet de Stepney Green (1958) du dramaturge britannique Bernard Kops (œuvre semi-autobiographique qui doit plus à la pensée et à la tradition juives qu’à la tragédie

élisabéthaine) et le « lipogramme » de l’écrivain britannique d’inspiration oulipienne Gyles Brandreth, qui nous réécrit le texte de Hamlet en en excluant la lettre « i ». 11 Alfred Döblin, Hamlet ou la longue nuit prend fin. Traduit par Elisabeth et René Wintzen Paris : Fayard, 1988 76 On l’aura compris, c’est dans le monde anglo-saxon que l’on découvre le plus d’adaptations contemporaines de la tragédie de prince du Danemark. La plus connue d’entre elles est sans nul doute le chef d’œuvre « absurdiste » de Tom Stoppard, Rosencrantz et Guildenstern sont morts (1966). Rosencrantz et Guildenstern sont morts Illustration 15 (R&GRTULg1.jpg) Le début des années 50 vit l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler le « nouveau théâtre ». A l’instar du « nouveau roman », qui date de la même époque, le nouveau théâtre voulait rompre avec l’héritage du théâtre « traditionnel » dont les intrigues étaient soustendues par

des relents didactiques et dont les personnages représentaient tous des vérités psychologiques ou humanistes. Les origines de ce nouveau théâtre remontent à Eugène Ionesco (La cantatrice chauve, 1950) et Samuel Beckett (En attendant Godot, 1952). Ces dramaturges s’inscrivaient en faux contre toutes les traditions du théâtre et revendiquaient une « physique de la scène », le droit, comme l’a dit Artaud, « de faire de la scène le lieu même de l’action ». Roland Barthes a bien résumé la différence des deux théâtres dans son analyse de En attendant Godot : Nous saisissons tout à coup, en les regardant [les deux clochards], cette fonction majeure de la représentation théâtrale : montrer en quoi consiste le fait d’être là [] Le personnage de théâtre, le plus souvent, ne fait que jouer un rôle [] Dans la pièce de Becket, au contraire, tout se passe comme si les deux vagabonds se trouvaient en scène sans avoir de rôle. Ils sont là, il faut qu’ils

s’expliquent Mais ils ne semblent pas avoir de texte tout préparé et soigneusement appris par cœur, pour les soutenir. Ils doivent inventer. Ils sont libres Bien entendu, cette liberté est sans emploi [] La seule chose qu’ils ne sont pas libres de faire, c’est de s’en aller, de cesser d’être là : il faut bien qu’ils demeurent là puisqu’il attendent Godot. 12 Il ne faut donc plus chercher dans ce théâtre de héros psychologiquement cohérents, d’actions bien définies et prévisibles, ni même de langage logique et ordonné. Il ne fallut pas longtemps pour rebaptiser ce nouveau théâtre en « théâtre de l’absurde » car bien vite une nouvelle dimension idéologique vint s’y ajouter : les personnages, au lieu d’être tout simplement là sans se poser de question, se sentent coupé de leurs racines, qu’elles soient métaphysiques, religieuses, sociales ou biologiques, et ils se posent des questions. Leur vie étant privée de sens et de but, ils se

sentent perdus, inutiles, ils nous le disent et ils n’arrêtent pas de s’interroger sur le vide de leur existence. 77 C’est aussi un théâtre qui n’hésite pas à s’affirmer comme théâtre, à parler de lui-même, et même à se remettre en question. Il trouve là un moyen de forcer le spectateur, sinon à participer à l’action (ne parlons plus d’intrigue), en tout cas à se sentir interpellé, « pris » par cette action et par le langage par lequel elle s’exprime. * Rosencrantz et Guildenstern sont morts s’inscrit parfaitement dans la lignée du nouveau théâtre et incorpore même quelques éléments du théâtre de l’absurde. Mais c’est tout de même une pièce à part car à la fois elle s’appuie sur sa source (Hamlet) en lui empruntant tous ses personnages et des passages entiers et en même temps elle la parodie. On pourrait même dire qu’elle nous livre une analyse « par l’absurde » de Hamlet. La première représentation de Rosencrantz et

Guildenstern sont morts eut lieu au festival « off » d’Edimbourg en 1966. La pièce fut reprise dès 1967 au National Theatre et connut immédiatement un énorme succès partout dans le monde anglophone. La traduction française, sur laquelle s’appuient ces notes (Rosencrantz et Guildenstern sont morts, trad. Lisbeth Schaudinn et Eric Delorm, Editions du Seuil), date de 1967. Le titre de la pièce annonce la couleur. Un des derniers vers de Hamlet, il confirme ce que nous soupçonnions déjà mais que la Cour ignorait : le traquenard que Hamlet a tendu à ses deux amis-traîtres a fonctionné, ils sont morts. Avec cela, Shakespeare résout un point de détail auquel nous attendions une réponse, et c’est ce point de détail qui devient le point de départ de Stoppard. Non seulement il s’empare de deux personnages secondaires de Hamlet (tellement secondaires qu’ils sont laissés de côté dans pas mal de mises en scène de la pièce), mais, tout en annonçant dans le titre

qu’ils sont morts, il nous les campe bien vivants et il les amène à réécrire des passages de Hamlet en les faisant des interprètes de questions métaphysiques qui ne sont pas loin des préoccupations de Hamlet. Les monologues ne sont pas là, mais ils ne sont pas loin C’est en tout cas ce que l’on se dit à la première lecture de la pièce. Illustration 16 (R&GTULg5.jpg) Tous les personnages de Rosencrantz et Guildenstern sont morts sortent de Hamlet mais ils se divisent en trois groupes dont les trajectoires, tout en restant distinctes les unes des autres, s’entrecroisent et s’entrelacent souvent sans raison apparente. Rosencrantz et Guildenstern sont les personnages centraux et ils sont présents du début à la fin de la pièce. L’Acteur et ses « tragédiens » apparaissent de temps en temps ; les deux groupes conversent et s’entretiennent de choses et d’autres, dans la langue d’aujourd’hui, sans pour cela communiquer vraiment. Un spectateur non

averti, c’est-à-dire ne connaissant pas la pièce de Shakespeare, pourrait les prendre pour des personnages sortis tout droit de l’imagination de 12 Cité dans Encyclopaedia Universalis, 15, p. 1072 78 Stoppard. Le troisième groupe comporte presque tout le reste des personnages de Hamlet (la Cour, y compris Hamlet) ; ces personnages utilisent le texte de Shakespeare. Le fil principal de la pièce plonge Rosencrantz et Guildenstern, comme les deux vagabonds de Beckett, dans un monde sans repères. Ils ne savent d’où ils viennent (« on nous a envoyé chercher », « on nous a appelés », se disent-ils, mais par qui, quand, pourquoi ?), ni où ils sont (ils ne parviennent même plus à distinguer le nord du sud), ni où ils vont. Ils n’ont aucun souvenir, sauf d’avoir été « appelés ». Même leur identité est mise en doute ; ils s’appellent bien Rosencrantz et Guildenstern mais ils ne savent pas toujours qui est qui. Ils n’ont, tout compte fait, que la scène

du théâtre pour chez soi, là où ils jouent à pile ou face, se posent des questions existentielles qui restent inéluctablement sans réponse ou ne mènent qu’à des jeux de mots amusants certes mais improductifs, marchandent avec l’Acteur et sa troupe, et voient entrer et sortir des personnages de Hamlet comme si ceux-ci étaient ancrés dans un monde réel (celui de Hamlet) et comme si eux, Rosencrantz et Guildenstern, « flottaient » dans un monde imaginaire. Ou est-ce l’inverse ? La tragédie traditionnelle met en scène des actions menées par l’être humain dans un contexte social. L’intrigue repose sur une disruption de ce contexte pour en revenir, au terme d’une série plus ou moins longue de péripéties, à la normale à la fin de la pièce. Rien de tout cela dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts. Tout ce qui se passe relève davantage du hasard que de la logique. Rosencrantz et Guildenstern ne comprennent rien à ce qui leur arrive et existent en

dehors de toute référence temporelle ou spatiale. Non qu’ils n’essaient pas de comprendre ce monde, mais toutes leurs tentatives sont vaines car il n’y a rien à comprendre. Tout au plus peuvent-ils observer mais même cela ne mène à rien. Il ne leur reste donc aucune liberté En admettant même qu’ils soient libres de faire ce qu’ils veulent à l’intérieur du canevas de leur existence, ils ont le sentiment que cette existence manque de sens ou est déterminée par des forces qui leur échappent. Il ne peuvent qu’attendre que quelque chose se produise, comme dans un jeu de hasard : c’est toute la mesure de leur liberté. Mais est-ce un jeu de hasard ? La pièce s’ouvre sur une scène qui nous donne la clé : que, dans le jeu de pile ou face, la pièce retombe face 86 fois de suite est hautement improbable, sauf s’il est écrit quelque part qu’elle doit inéluctablement retomber face. Et c’est précisément cet oxymore, ce « hasard prédéterminé », qui

soustend l’existence de nos deux protagonistes. Il leur arrive ce qui leur arrive parce que, comme leur dit l’Acteur (qui connaît son Shakespeare), en réponse à la question de Guildenstern « Qui décide », « Qui décide ? C’est écrit » (70). Tout se trouve en effet dans le texte de Hamlet Le point de départ de la pièce de Stoppard est simplement le point d’aboutissement de Hamlet : Rosencrantz et Guildenstern sont morts. Nos deux protagonistes se retrouvent donc à la fin de Rosencrantz et Guildenstern sont morts là où ils étaient au début : nulle part ; ils disparaissent tout simplement. Et si certains spectateurs se demandent 79 (comme Rosencrantz et Guildenstern) d’où ils venaient, c’est qu’ils n’ont pas compris (comme eux de nouveau) qu’ils venaient de rien pour retourner à rien. Dans cet univers de vide métaphysique qui est celui de Rosencrantz et Guildenstern, deux éléments apportent des ancrages d’ordre et de logique : les passages de

Hamlet d’une part et, d’autre part, l’Acteur et ses comédiens. Il n’y a pas plus « solide » que le texte de Shakespeare ; nous le reconnaissons immédiatement. Même si, au premier abord, nous nous interrogeons sur sa fonction dans cette pièce, nous nous y accrochons comme à une bouée. La Cour du Danemark, nous la connaissons, et il n’y a pas plus rassurant que le texte de Hamlet ; nous sommes en terrain familier, loin des incertitudes, des absurdités et des questionnements futiles de Rosencrantz et Guildenstern. Ceux-ci prennent ces intrusions comme elles viennent ; lorsque la Cour et/ou Hamlet apparaissent sur scène, nos deux protagonistes se comportent comme s’ils étaient dans la pièce Hamlet ; tout au plus posent-ils des questions inoffensives comme « Que fait Hamlet », à quoi ils répondent, sans trop se commettre, « Il lit ». Mais ils s’arrêtent là Jamais ils ne s’interrogent sur le pourquoi de telles intrusions (ce que nous faisons) alors que

l’instant auparavant ils jouaient tranquillement à pile ou face ou dissertaient sur la question de savoir si les ongles des doigts de pied poussent encore après la mort. Ils redeviennent donc des personnages de Hamlet tout en se situant en dehors de cette pièce. Ils sont donc à la fois personnages et spectateurs, un peu comme si Stoppard voulait tourner en dérision le théâtre de participation ; aucune des deux parties n’apporte quoi que ce soit à l’autre. Mais le spectateur de Rosencrantz et Guildenstern sont morts comprend lui que cette interaction Rosencrantz et Guildenstern – Hamlet est très révélatrice si l’on considère que Rosencrantz et Guildenstern personnages d’une fiction, la pièce de Stoppard deviennent les spectateurs d’une autre fiction Hamlet ; du théâtre dans le théâtre, du théâtre en cascade en quelque sorte, ce qui nous ramène à Hamlet, où Shakespeare n’hésite pas à mettre en scène du théâtre dans sa propre pièce. Et nous

en venons ainsi à la notion de théâtre, car la présence de l’Acteur et de sa troupe donne à la pièce une tournure qui nous mène à en percevoir le sens profond. Rien n’est absurde pour l’Acteur : il sait où il est (sur une scène), ce qu’il fait (il joue), et ce qu’il fera demain (il continuera à exercer son métier). Il sait aussi qu’il ne peut fonctionner que dans les limites de sa profession : il lui faut un public (Rosencrantz et Guildenstern font l’affaire) et il doit respecter un texte ; mais au moins lui, il a un texte et il le sait, ce qui n’est pas le cas de Rosencrantz et Guildenstern. Il lui appartient d’élever ce texte au niveau de l’art du théâtre, d’où découle une grande vérité : le jeu de l’acteur devient un art qui transcende la réalité ou, pour le dire autrement, ce qu’il représente devient plus vrai que la réalité. C’est ainsi que, comme il l’explique à Rosencrantz et Guildenstern, feindre la mort avec talent est

plus convaincant que la mort elle- 80 même. On n’est pas loin de ce que dit Hamlet aux acteurs à propos de leur jeu dans la pièce de Shakespeare. Les références, directes ou indirectes, au théâtre sont nombreuses. « C’est tout un art de créer le suspense », nous dit Guildenstern dans sa première réplique, relayant ainsi Stoppard qui nous annonce tout de go qu’il va mettre son art au service du suspense dans une pièce qui mine toutes les certitudes du théâtre traditionnel. Comme Shakespeare se moque des traditions théâtrales de son époque à travers Hamlet et Polonius, Stoppard s’en prend à ce que les gens croient être le théâtre. A la question de Rosencrantz « Quel est votre genre ? », l’Acteur répond (et la référence à la définition que nous donne Polonius dans Hamlet est claire) : Tragédie, monsieur, morts et révélations, l’universel et le particulier, dénouements inattendus autant qu’inexorables, mélodrames en travesti et en tous

genres, y compris le suggestif. Nous vous transportons dans le monde d’intrigue, d’illusions Clowns, si vous voulez, assassins. Nous pouvons vous donner du fantôme, de la bataille, au niveau de l’escarmouche, du héros, du traître, de l’amant tourmenté, des morceaux dans la veine poétique ; nous pouvons vous donner du viol, de la violence ou les deux à la fois bien volontiers, épouses infidèles, vierges ravies flagrante delicto, si vous y mettez le prix. (22) Rosencrantz et Guildenstern sont morts est donc une pièce qui nous parle de théâtre et qui, en même temps, n’hésite pas à nous dire que ce n’est que du théâtre. Cette idée, Stoppard est sans doute allé la chercher tout simplement dans Hamlet, qui non seulement comporte aussi de nombreuses références, souvent moqueuses et même polémiques, à la pratique théâtrale, mais utilise aussi le théâtre dans le théâtre pour nous dire ce que Shakespeare pensait de cet art et de sa pratique à

l’époque élisabéthaine. Hamletmachine Si les personnages de Stoppard n’arrêtent pas de s’interroger sur le vide métaphysique de leur existence, ceux du Hamletmachine de Heiner Müller (1978) tentent désespérément de lui redonner un sens en privilégiant une approche de la tragédie qui met l’accent sur ce que l’auteur décrit comme la « révolution permanente » de l’histoire des idées. Né en Allemagne de l’Est en 1929, Müller subit très tôt l’influence de Karl Marx et de Bertolt Brecht tout en critiquant vigoureusement le processus de « pétrification posthume » 13 auquel ce dernier fut soumis par l’idéologie culturelle officielle de son pays. De même, dans Hamletmachine, Müller s’oppose d’emblée à tout lecture 13 Heiner Müller, « To Use Brecht without Criticizing Him Is to Betray Him », Theater, Vol. 17 / No 2 ; 33 81 monolithique et définitive de l’œuvre de Shakespeare. Ne conservant pratiquement rien du texte original, la

pièce de Müller regorge de références littéraires, politiques et culturelles qui font de Hamletmachine un véritable écheveau de citations désincarnées dépeignant une Europe en pleine crise d’identité culturelle, et dans laquelle le théâtre fait place à la « nausée quotidienne » des programmes télévisés, dont le « babil préfabriqué » nous impose sa « bonne humeur décrétée ». Pris entre les dangers de l’ossification totalitaire de la révolution socialiste et la menace, plus diffuse mais aussi plus insidieuse, d’un capitalisme occidental qui prône la dictature de la consommation ( « Hail Coca Cola »), l’ « Acteur jouant Hamlet » se prend à envier le sort des machines qui, elles, ne connaissent ni la pensée, ni le doute, ni la douleur. Désabusé, il finit par décapiter les figures de Marx, Lénine et Mao, représentées sur scène par trois femmes nues récitant leur texte simultanément dans leurs langues respectives. De manière assez

significative, une des dernières productions de Hamletmachine, réalisée par Müller lui-même en 1990, peu après la chute du mur de Berlin, s’achève avec l’arrivée d’un Fortinbras habillé en homme d’affaires impeccablement mis et portant un masque doré symbolisant le triomphe de l’idéologie capitaliste occidentale. Ainsi, le Hamletmachine de Müller représente le dilemme d’un homme qui vit la fin d’une époque mais qui n’est pas pour autant disposé à accepter sans broncher les règles du jeu établies par le nouvel ordre mondial. On ne peut s’empêcher de songer ici au Hamlet de Shakespeare qui, lui, est déchiré entre le schéma simpliste et expéditif de la vengeance et les impératifs éthiques et critiques développés par l’humanisme renaissant. Une des particularités de la pièce de Müller réside dans l’importance accordée au personnage d’Ophélie, depuis son apparition au second acte, où on la voit déambuler dans les rues « habillée

de [son propre] sang », jusqu’à la scène finale où, métamorphosée en Electre paraplégique clouée à un fauteuil roulant au fond de l’océan, elle s’apprête à devenir la véritable protagoniste d’une tragédie de la vengeance qui implique la communauté humaine dans son ensemble : Ophélie finit en effet par maudire l’humanité entière, transformant son lait maternel en poison mortel et étouffant entre ses cuisses le monde auquel elle a donné naissance. Autres relectures : Margaret Atwood, Salman Rushdie, John Updike, Lee Blessing En proposant une relecture contemporaine des enjeux politiques de la pièce reposant sur une interprétation féministe du personnage d’Ophélie, Hamletmachine réunit en une seule œuvre les principales thématiques qui ont occupé l’esprit des critiques et des lecteurs de Hamlet de Shakespeare à nos jours. Dans un registre nettement plus léger, les adaptations les plus récentes s’attachent à « démythifier » les

personnages de la pièce, allant quelquefois jusqu’à réduire sa dimension tragique à de simples querelles domestiques. Ainsi, la très courte nouvelle de Margaret 82 Atwood, “Gertrude Talks Back” (1992), qui figure désormais dans les listes de lecture de nombreux étudiants anglophones, nous apprend que la noblesse d’âme du père d’Hamlet n’avait d’égale que l’ennui qu’il inspirait à son entourage et, en particulier à sa femme, qui finit par disculper Claudius en révélant à son fils que c’est elle-même qui l’a assassiné. Pour Salman Rushdie, c’est Yorick qui est au centre du conflit qui oppose Hamlet à son entourage familial. Pastichant le style « métafictionnel » de Laurence Sterne (qui lui-même avait créé le personnage du prêtre Yorick dans son fameux Tristram Shandy), Rushdie prend un plaisir évident à faire de Hamlet un enfant unique, gâté et capricieux à l’extrême, et dont la principale occupation est de harceler le fou du

roi et son épouse qui, soit dit en passant, répond au nom d’Ophélie. Tiraillé par la jalousie, Hamlet se prend à haïr celle qui lui a volé l’attention de son compagnon de jeu préféré. Il décide de se débarrasser d’elle en versant le plus mortel des poisons dans l’oreille de Yorick, celui de l’infamie, en prétendant être au courant de l’existence d’une liaison entre Ophélie et le roi. Rendu fou de rage, Yorick assassine le roi et est exécuté peu après par Claudius. Le roman de John Updike, Gertrude et Claudius (2001), imagine lui aussi ce qui aurait pu se passer avant que le premier acte de la tragédie ne démarre. Cette fois, c’est Gertrude qui est au centre du conflit, elle qui fut mariée à l’âge de dix-sept ans, n’a jamais connu le véritable amour et finit par succomber au charme de son séduisant beau-frère. Pour Updike, le statut peu enviable des femmes de l’époque, dont le sort était soumis au bon vouloir de leurs pères et époux,

explique bien des choses et remet en cause la responsabilité que portent les « méchants » de la pièce. Claudius semble, en définitive, être un roi plein de bon sens, Gertrude une mère dévouée et Ophélie une jeune fille très comme il faut. Tous sont sacrifiés sur l’autel des doutes et des hantises d’un Hamlet qui, selon sa propre mère, lit trop de philosophie allemande, ce qui expliquerait son caractère pessimiste et son air morose Enfin, parmi les récentes adaptations théâtrales de la pièce, on peut relever celle du dramaturge américain Lee Blessing, dont le Fortinbras (1992), loin de se limiter à imaginer ce qui aurait pu survenir après le décès du Prince, dans la tradition des « sequels » hollywoodiennes, nous relate avec une verve toute anglo-saxonne la manière dont le prince de Norvège réussit à manipuler l’opinion publique en lui faisant croire que le massacre d’Elseneur est dû aux manigances d’un espion polonais. Ce dernier était censé

riposter contre l’alliance conclue entre Claudius et l’oncle de Fortinbras afin de permettre aux troupes norvégiennes de traverser le territoire danois et d’envahir la Pologne. En dotant le Danemark et la Norvège d’un ennemi commun, Fortinbras, faisant fi des objections morales d’Horatio et de l’intervention des spectres des défunts personnages, espère légitimer son accession au trône du Danemark et faciliter la création d’un grand empire dano-norvégien appelé « Normark » ou encore « Denway ». En mettant l’accent sur 83 la problématique du mensonge, de la communication et de la désinformation, le Fortinbras de Blessing anticipe quelque part le Hamlet 2000 de Michael Almereyda. Dans un monde où le cynisme politique et la tromperie médiatique priment sur l’honnêteté et la sincérité, l’avenir appartient à celui ou celle qui inventera le mensonge le plus habile. Comme l’exprime Fortinbras, s’adressant à Horatio au milieu du premier acte,

le sort d’une nation dépend moins de la recherche de la vérité historique que de l’invention d’un mythe qui fera l’unanimité en assurant la popularité de son créateur : FORTINBRAS. Je sais que ce n’est pas facile Il fut un temps où je disais toujours la vérité. Mais les gens étaient incroyablement déçus Je leur répondais « Mais c’est ce qui s’est réellement passé. » (Soupir) J’étais tellement impopulaire Alors je me suis dit, « Attends une seconde je suis un prince. Et un jour je serai roi » Et il est bien plus important pour un roi d’être populaire que de relater les événements de manière honnête et réaliste. Tu vois ce que je veux dire ? Si la vérité m’éloigne de mon peuple, comment peut-on encore l’appeler vérité ? 14 14 Lee Blessing, Patient A and Other Plays. New York, Heinemann, 1995, p 117 (notre traduction) 84 Les principaux prolongements littéraires de Hamlet (par ordre chronologique) Anonyme. The Gravemakers 1672

John Poole. Hamlet Travestie 1810 John Wilson Bengough. Hecuba ; or Hamlet’s Father’s Deceased Wife’s Sister ; a Comic Opera in 2 Acts. 1885 Jules Laforgue. « Hamlet ou les suites de la piété filiale » Arno Holz et Johannes Schlaf. « Papa Hamlet » 1889 William Gilbert. Rosencrantz and Guildenstern 1903 Jean Sarment. Le Mariage de Hamlet 1922 Gerhardt Hauptmann. Hamlet in Wittenberg 1935 James Branch Cabell. Hamlet Had an Uncle 1940 Alfred Döblin. Hamlet ou la longue nuit prend fin 1956 Boris Pasternak. « Hamlet » (poème repris dans le Docteur Jivago) 1957 Bernard Kops. The Hamlet of Stepney Green 1958 Richard Brautigan. « The Rape of Ophelia » (poème) 1959 Tom Stoppard. Rosencrantz and Guildenstern Are Dead 1966 Gerhard Ruhm. Ophelia und die Worter 1972 Wole Soyinka. « Hamlet, or Nigeria’s a Prison » (poème)1972 Monty Python, Flying Circus, Episode 4 (#43): Hamlet, 1974. Nicolas Abraham. The Phantom of Hamlet 1975 Tom Stoppard. The Fifteen Minute Hamlet 1976

Robert Gurik. Hamlet, prince du Québec 1977 Heiner Müller. Hamletmaschine 1978 Tom Stoppard. Dogg’s Hamlet 1979 85 Peter Eliot Weiss. The Haunted House of Hamlet : An Adaptation of Shakespeare’s Classic 1986 Rod Macpherson. Fortinbras in Denmark 1988 Paul Rudnick. I Hate Hamlet 1991 Lee Blessing. Fortinbras 1991 Margaret Atwood. « Gertrude Talks Back » 1992 Salman Rushdie. « Yorick » (paru dans le recueil East, West, 1994) Ken Gass. Claudius 1995 Arthur Asa Berger.The Hamlet Case 2000 John Updike. Gertrude and Claudius 2001 Philippe Avron, Le fantôme de Shakespeare, Lansman, 2002. Graham Holderness. The Prince of Denmark 2002 Pour dautres adaptations, voir le site http://www.unibasch/shine/linkstraghamletwf3html